Hors champ

Courber le temps

Il existe, à Portland, une librairie qui affirme être la plus grosse librairie indépendante au monde. L'hyperbole est, pour une fois, pleinement justifiée.

Powell's, surnommée (à juste titre) City of Books, occupe en effet un pâté de maisons complet – plusieurs bâtiments raboutés au fil des années, en fait. Dans cet espace de 68 000 pieds carrés, on trouve plus d'un million de titres cordés sur des rayonnages, parsemés de centaines de petits papiers (suggestions, critiques, résumés) griffonnés par des libraires maniaques.

En dépit de son gigantisme, City of Books est parvenue à conserver une atmosphère de bouquinerie. D'ailleurs, on n'y fait pas de distinction entre les livres neufs et usagés: les deux saveurs se voisinent sans discrimination, sur les mêmes tablettes. De petits écriteaux rappellent même qu'acheter un livre usagé est un geste écologique (aah, la Côte-Ouest).

En moins d'une heure, j'ai trouvé presque tous les titres que je cherchais depuis trois ans. Je suis ressorti avec 10 kilos de bouquins, une facture ridicule – et une étrange impression de bien-être. Pourquoi (me suis-je demandé) les bonnes librairies nous laissent-elles dans un tel état de grâce?

La question est restée en suspens – après tout, j'avais 600 heures de lecture sous le bras!

Le lendemain matin, je rencontrais une classe de français. Des étudiants de premier cycle universitaire, pas trop portés sur la littérature.

J'aime bien ces étudiants que les écrivains n'impressionnent pas. Ils sont sans merci. Ils posent les questions les plus périlleuses, sans aucun ménagement. Des questions souvent trop compliquées, inattendues, voire taboues. Pourquoi (par exemple) est-ce que je n'écris pas en anglais? Pourquoi je ne suis pas traduit en chinois? Pourquoi est-ce que je ne travaille pas pour le cinéma?

Ce matin-là, donc, une fille planquée dans le fond de la classe m'a balancé une question en forme de grenade: "Ça sert à quoi de lire des livres?"

Misère. Je n'avais même pas fini mon premier café.

Devant ce genre de question, on a le choix: soit servir une portion de la bullshit habituelle et enchaîner en quatrième vitesse avec la question suivante, soit prendre le risque de réfléchir (et, donc, de se casser publiquement la gueule).

Peut-être étais-je encore imprégné de ma visite chez Powell's, mais j'ai pris le risque de la question. Pouvait-on vraiment, honnêtement, faire une distinction entre le livre et Tout-le-Reste? Existait-il une vertu commune à tous les livres – aussi bien le Harlequin Passion no 783 que Finnegans Wake?

De nos jours (me suis-je mis à réfléchir tout haut, en tétant mon café tiède), la plupart des objets culturels sont intégrés dans une approche multitâche. Autrement dit, on peut écouter de la musique en lavant la vaisselle, visionner un film en bavardant avec son voisin ou lire huit sites Web en simultanée.

Le livre, en revanche, demeure l'un des seuls objets culturels qui exigent de tout arrêter. Pour exister, il nécessite une attention exclusive. Impossible de lire un bouquin en pensant à autre chose.

Dans un monde multitâche, consacrer tout son temps à une seule activité revient à perdre son temps – ce qui explique sans doute en partie pourquoi on lit moins de livres qu'auparavant. L'intérêt du livre se trouve pourtant là: il exige certes plus d'effort, mais il dilate les heures.

Le livre est, en somme, une machine à courber le temps.

Voilà qui expliquerait d'ailleurs pourquoi le roman historique jouit en ce moment d'une telle popularité. Il s'agit au fond d'une métaphore de ce que le livre parvient à créer: une parenthèse temporelle avec sa propre logique, sa propre vitesse – une piscine olympique où un nageur solitaire enchaîne des longueurs, à l'aube.

Tout en parlant, je voyais plusieurs étudiants hocher la tête. Ils appartenaient à la génération de l'iPhone, de Facebook, de Twitter, de Google Agenda – et ils comprenaient visiblement très bien ce que je racontais.

Ils comprenaient pourquoi ils n'avaient pas envie de lire des livres, mais aussi pourquoi ils auraient pu en avoir envie.

J'ignore si notre rencontre leur a apporté quelque chose mais, pour ma part, je ne vois plus les librairies de la même manière. Je passe désormais leur porte avec un respect renouvelé – comme si j'entrais non pas chez un simple marchand de papier relié, mais chez un détaillant de machines à voyager dans le temps.