Hors champ

Déphasé

Après cinq semaines de pause, l'heure a enfin sonné de reprendre le collier. De retour avec notre programmation régulière, comme on dit.

Étrange comme les semaines ont filé depuis décembre. Tant d'événements se sont produits durant cette période que ma dernière chronique semble remonter non pas à 2008, mais plutôt à 1977 – et j'admets ressentir, ce matin, un soupçon de nervosité.

On craint toujours un peu d'avoir perdu la main pendant les vacances. L'art de la chronique est-il comme la bicyclette, qui ne s'oublie supposément jamais? Non, j'en doute. D'ailleurs, méfiez-vous de la sagesse populaire: même la bicyclette s'oublie.

En fait, mon problème est d'une nature plutôt spécifique. Je viens de travailler intensément sur un roman, au cours des dernières semaines, et – comment dire? – je me sens en réadaptation. Déphasé.

Voyez-vous, la mécanique temporelle est complètement différente selon que vous écriviez un roman, une chronique ou une liste d'épicerie. (Consacrez plusieurs semaines à écrire des listes d'épicerie du matin au soir, et je vous assure que vous ne sentirez pas le temps passer à la même vitesse.)

Le romancier, qu'il soit généraliste ou non, se débat contre plusieurs saveurs de temps. Pour faire un portrait rapide, disons qu'il y a le temps de la narration, le temps des dialogues et le temps des descriptions, et que chacun de ces temps est parsemé d'ellipses, de grumeaux, de retours en arrière, d'arrêts sur pause – et on se retrouve sans cesse en train de négocier de l'un à l'autre, comme un camion trop chargé qui ferait la traversée des Alpes durant la canicule.

(Certains romanciers se sentent plutôt comme des Subaru ou des Audi. C'est leur affaire.)

La chronique passe comme un souffle, par comparaison, et on n'a guère le loisir de zigonner avec la boîte de vitesse. Il faut choisir une cadence, s'y accrocher, en tirer le meilleur parti – et que tout le bataclan tienne en 723 mots, sinon ça va râler dans la chaîne de montage.

Bref, l'exercice repose lourdement sur la capacité à prendre des décisions rapides, puis à les regretter jusqu'à la semaine suivante. Répétez 50 fois par année: vous voilà chroniqueur!

Mais ce n'est pas tout: chaque texte (roman, chronique, liste d'épicerie) doit aussi se situer dans le temps.

Dans le cas de la chronique, ça se fait souvent tout seul. L'actualité charrie branches et carcasses à une telle vitesse que l'on nage rarement à contre-courant: la chronique est forcément, instantanément plongée dans son époque. Si vous commettez une erreur de jugement, elle sera vite emportée avec tout le reste – vous y compris.

(L'étape suivante, naturellement, est le blogue: il obéit à la même dynamique que la chronique, mais se déroule à l'échelle des heures plutôt qu'à celle des journées. Un peu trop lent à votre goût? Essayez le microblogue, genre Twitter, où l'on opère parfois à la minute près.)

Le roman, en revanche, est un paquet de nouds: plutôt que de s'interroger sur la pertinence d'un événement qui s'est produit 8 jours/heures/minutes auparavant, il faut décider si telle histoire obscure qui remonte à l'hiver 1991 mérite encore vraiment l'attention du lecteur – et le temps ne simplifie pas toujours la décision.

Certes, les romanciers sont habitués à travailler avec une certaine distance. Mais si l'acuité du regard croît parfois avec le recul, il s'agit aussi d'une épée de Damoclès optométrique: reculez un mètre de trop et vous tombez dans le brouillard.

Mais attendez: ça se complique encore!

En effet, il ne suffit pas de situer le propos et la chronologie du roman, mais aussi – et peut-être surtout – sa manière. Autrement dit, le romancier généraliste ne cherche pas simplement ce qui est encore intéressant, mais se demande aussi sous quel angle n'importe quel sujet pourrait le (re)devenir, voire cesser de l'être.

Vous me suivez?

Rien n'est plus affligeant qu'un roman qui pulvérise un sujet contemporain avec une approche dépassée. Inversement, qu'il est réjouissant de lire un romancier qui renouvelle une vieille histoire pleine de clichés par la simple vertu de sa verve! Pour arriver à ce petit miracle, il faut savoir se situer – et situer son écriture – dans le temps.

Je suis peut-être un peu déphasé, mais je trouve mon retour de vacances plutôt reposant.