Hors champ

L’écrivain dans un champ de mines

Je discutais récemment avec un collègue écrivain, François Jobin pour ne pas le nommer, de ces livres dont le personnage principal est un écrivain. Nous nous entendions sur un point: le corpus du 20e siècle comportait un excès de ces fictions d'écrivains.

Jobin affirmait en avoir un peu marre, cependant que pour ma part je haussais les épaules: personne (sauf exception) ne me forçait à lire des bouquins que je n'avais pas envie de lire.

(Pour la petite histoire, on notera que cette discussion se déroulait dans le vestibule de l'UNEQ. C'est un détail qui me semble porteur de sens – mais de quel sens au juste, je n'en suis pas certain. Peut-être cela illustre-t-il, au fond, le grand problème de notre profession: n'en être pas une. En effet, la vaste majorité des écrivains gagnent leur vie autrement, et pas forcément par le biais de l'écriture, aussi s'avère-t-il toujours un peu difficile d'obtenir une image consensuelle de l'écrivain en habit de travail. Fermons cette parenthèse.)

Bref, la question se pose: pourquoi diable a-t-on inventé tant de personnages-écrivains depuis quelques décennies? J'ai ma petite théorie sur la question, et permettez que je l'expose ici afin que, par la magie de la cognition collective, nous la réduisions joyeusement en lambeaux.

La spécialisation est un rouage incontournable de la modernité. Alors que Léonard de Vinci griffonnait d'une même main (inversée, ça va de soi) des notes sur l'aérodynamique, la morphologie de l'oil humain ou un nouveau vernis révolutionnaire, les spécialistes du 20e siècle se sont appliqués à fragmenter le savoir en sous-sous-sous-disciplines toujours plus spécifiques. (Quiconque est passé par un hôpital récemment sait de quoi je parle.)

Se découvrant de plus en plus isolés, ultimes dilettantes dans un monde de monomanes, les écrivains ont décidé de se spécialiser eux aussi. Scandant le credo d'Ernest Hemingway, "écris sur ce que tu connais le mieux", des légions de romanciers ont entrepris d'écrire sur eux-mêmes, voire sur des alter ego.

Plusieurs cas sautent à l'esprit – Paul Auster, Jacques Poulin (qui en particulier se réclame de Papa Hem), Dany Laferrière, Christian Mistral, Italo Calvino (Si par une nuit d'hiver un voyageur est un sommet du genre), John Irving – mais la liste complète, ou même incomplète, serait franchement interminable.

Évidemment, difficile de critiquer le phénomène à la lumière de la liste qui précède: ma mémoire écrémant merdes et résidus, je me retrouve en train de décrier une situation sans parvenir à invoquer les navets qui pourraient me servir d'arguments. Je ne ferais pas de vieux os dans la peau d'un polémiste.

En fait, je n'ai même pas envie de décrier les fictions d'écrivains. Il se trouve seulement que, en ayant vu passer beaucoup depuis 10 ans, je ressens une admiration croissante (et directement proportionnelle) pour les auteurs qui osent, au contraire, s'attaquer à des sujets qui nécessitent une vigoureuse documentation.

J'aime cette vision volontariste du savoir: celle d'un romancier qui avance dans un champ de mines, sous le tir nourri des spécialistes.

Je lis en ce moment un bouquin qui va dans ce sens: il s'agit de Cryptonomicon, de Neal Stephenson, une brique de 917 pages bien denses – qui d'ailleurs pulvérise le second précepte hemingwayen: "écris des phrases auxquelles on ne peut rien retrancher, ni rien ajouter".

De toute évidence, Stephenson ne se contente pas d'écrire sur ce qu'il connaît le mieux: on imagine mal comment un écrivain pourrait posséder autant de connaissances de première main sur la cryptologie, la genèse des quartiers commerciaux de Manille, les mitrailleuses Vickers, l'installation de câbles sous-marins ou les us et coutumes des hommes d'affaires du bassin Pacifique.

Cela étant dit, Stephenson n'est pas un auteur platement documentaire. Il a aussi un net penchant borgésien: on peine souvent à départager le factuel du fictif – sans doute parce que le fictif, si déjanté soit-il, demeure un produit dérivé du factuel.

Bref, j'en suis à la page 447 et je n'ai pas encore vu passer le moindre petit écrivain. D'ailleurs, si un auteur se glissait dans l'histoire, il ne fait pas l'ombre d'un doute que Stephenson lui ferait un mauvais sort – car Cryptonomicon ne se déroule pas seulement dans un univers sans écrivain, mais dans un univers foncièrement hostile aux écrivains.

C'est pas désagréable, de temps en temps.