Le citoyen moyen s'enlise tout doucement dans le bitume économique. Depuis l'automne dernier, la crise des Américains est devenue la crise des Canadiens, puis celle des Québécois. L'apocalypse qui guettait le secteur manufacturier s'est transformée en marasme général.
Désormais, plus personne ne se sent totalement à l'abri.
Même le monde des lettres commence à trembler – car si, sous nos latitudes, fort peu d'auteurs réussissent à gagner leur croûte en écrivant, le livre fait tout de même travailler plusieurs éditeurs, imprimeurs, distributeurs et libraires, sans oublier les camionneurs, réviseurs et journalistes. Contrairement à ce que pensent les conservateurs, il y a beaucoup de monde sur notre chaîne de montage.
Je me demande parfois à quoi ressemblera l'industrie littéraire dans trois ans. Depuis quelques années, les agglomérats éditoriaux se multiplient – le plus récent étant, si je ne m'abuse, l'achat d'XYZ par Hurtubise HMH en novembre dernier. Règle générale, les vagues de consolidation n'augurent rien de bon.
L'avenir de l'industrie du livre me fait de plus en plus penser à une vaste partie de Scrabble. Vous voyez ce que je veux dire?
J'ai appris à jouer au Scrabble vers l'âge de 9 ans et, jusqu'à tout récemment, je procédais de la manière suivante: j'étudiais les lettres à ma disposition, puis, j'essayais de composer les mots les plus beaux/acrobatiques/rares. Je préférais placer, par exemple, AULNES (6 points) plutôt que EUX (32 points, si on pose le x sur "lettre compte triple").
Résultat: je me faisais lessiver avec une affligeante régularité.
La situation a changé lorsque j'ai connu ma sociologue préférée, qui a grandi dans une famille où l'on prend le Scrabble très au sérieux. Maintenant, je ne m'amuse plus: j'inventorie les places disponibles, je localise les cases cruciales et je tente de compter le plus de points possible avec mes 7 lettres. Le plaisir esthétique est moindre, certes, mais il m'arrive de gagner.
Le Scrabble est un jeu complexe, et on pourrait répertorier plusieurs sortes de joueurs.
Les pragmatiques (comme ma sociologue) cherchent le meilleur rendement possible. Les poètes s'amusent plus que tout le monde, mais crèvent la dalle. Les oulipiens (comme moi) veulent toujours essayer des variantes expérimentales, mais parviennent rarement à enrôler les autres joueurs. Les comptables s'emmerdent un peu, ils préféreraient jouer au Monopoli et finissent toujours par noter les points.
Vous voyez mieux comment le Scrabble constitue une métaphore commode pour parler de la crise économique?
En fin de compte, la question est moins de savoir qui va survivre aux turbulences de l'économie, mais plutôt: comment changerons-nous notre manière de jouer? Quel poète se transformera en comptable? Apprendrons-nous à combiner plusieurs registres de jeu? Verrons-nous apparaître une littérature de crise?
La réponse est sans doute aussi complexe que l'économie elle-même, et on aurait tort de croire que les pragmatiques partent avec une longueur d'avance sur tout le monde – car il en va du monde réel comme du Scrabble: vous ne savez jamais quelles lettres vous pigerez au prochain tour.
Un véritable écrivain, comme un véritable sportif, écrit comme l’athlète s’entraîne : parce qu’il aime le spot qu’il pratique en amateur sans être payer ou subventionner pour battre ses propres records. (et je ne parle pas de vente, ici…)
Autrement dit, avant, pendant et après la Crise, il y aura, il y a et il y avait des « meilleurs vendeurs » et des véritables visionnaires parmi les écrivains.
Peut-être que le prix ridiculement élevé du livre de demain ou sa dématérialisation utopique finira par nous faire VOIR la littérature au-delà des considérations financières ?
C’est ce que j’espère en tous cas.
Car si la musique ne se limite pas au disque compact ou au format mp3, pourquoi la littérature se formaliserait-elle d’être toujours un livre ?
L’homme-livre
3 pages
éditions ILV
littérature équitable
auteur : Hervé de Quengo
http://www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre19791.html
Et si l’auteur de demain n’était plus qu’une adresse sur le web ?
Et si le oulipien devenait un poète pragmatique qui calcule un peu ?
Ça donnerait une idée qui compte triple avez un « profitez » qui s’accrocherait au s de « excédents ».
Un détail de votre article me chicotte.
J’ai tendance, tout comme vous, à croire que les vagues de consolidation n’augurent rien de bon. Il est vrai que, règle générale, le gros absorbe le petit sans laisser de trace.
Mais ce cas-ci m’apparaît différent. Chez XYZ, aucune relève à l’horizon, ni familiale, ni dans l’entreprise. Plutôt que de laisser mourir leur maison, les directeurs ont résolu de vendre. Mais pas à n’importe quel prix. Ils demeurent en place, ainsi que toute leur équipe actuelle et conservent les rênes décisionnels en main pour tout ce qui concerne leurs auteurs, les livres publiés, etc. Bref, HMH qui croit en la littérature, décide d’investir non pas pour s’en mettre plein les poches, mais pour la préservation de cette même littérature.
Il me semble que cette fois, ça augure bien, non?
Vous écrivez : «Même le monde des lettres commence à trembler – car si, sous nos latitudes, fort peu d’auteurs réussissent à gagner leur croûte en écrivant, le livre fait tout de même travailler plusieurs éditeurs, imprimeurs, distributeurs et libraires, sans oublier les camionneurs, réviseurs et journalistes.» Vous voulez dire «le monde des lettres industrielles», produite à la chaîne du livre, là où l’écriture est un travail et non pas un loisir, là où aussi on retourne, on pilonne, bref, on gaspille le papier, et on joue au scabble avec la diversité éditoriale?
Mais il n’y a pas quoi vous le demander puisque vous l’écrivez: «Je me demande parfois à quoi ressemblera l’industrie littéraire dans trois ans», c’est bien de «l’industrie» littéraire dont vous parlez.
Cessez de vous inquiétez de son avenir, de sa transformation au fil des crises économiques, technologiques, politiques, etc. L’histoire nous enseigne que l’important, c’est le contenu, non pas le contenant.