Je parrainais, en fin de semaine dernière, le volet rimouskois du 19e marathon d'écriture intercollégial, une aventure qui impliquait de surcharger mon agenda, de rouler 1200 kilomètres et d'absorber des quantités abusives de café-filtre. J'y tenais beaucoup, on l'aura deviné.
Pour tout dire, il s'agissait autant d'un pèlerinage que d'un parrainage, puisque j'avais moi-même été marathonien à Rimouski, au printemps 1992. Pour vous remettre un peu dans le bain, rappelons que l'U.R.S.S. venait de tomber, que la guerre du Golfe battait son plein et que Microsoft lançait l'immortel Windows 3.1.
À cette époque, la plupart des marathoniens de l'édition 2009 rampaient et souillaient quotidiennement leurs couches. À vrai dire, les plus jeunes participants n'étaient même pas encore nés.
En passant la porte du Cégep, j'ai eu peur. Après tout, 17 ans, ça faisait un bail. Risquais-je, en revenant sur les lieux du crime, de traverser la mince ligne pointillée qui sépare "jeune adulte" de "vieux croulant qui radote"? Allais-je me faire broyer par les Forces Intergénérationnelles?
Je m'inquiétais pour rien: l'état des lieux n'avait guère changé depuis 1992. D'heure en heure, je voyais cette nouvelle cohorte de marathoniens produire à peu près les mêmes textes que nous. Leurs propos et leurs procédés m'étaient incroyablement familiers: ils empruntaient les mêmes sentiers, s'enfargeaient aux mêmes endroits.
Peut-être, en fin de compte, ces 17 dernières années avaient-elles été moins longues qu'elles ne m'avait paru?
En tant que romancier généraliste, j'appartiens à une catégorie de gens fascinés par le temps – et plus exactement par le décalage entre différentes saveurs de temps: le temps du récit, le temps de la lecture et, bien sûr, le temps qui s'écoule dans cet endroit bizarre que, par souci de simplicité, nous nommerons "monde réel".
Le sujet vous semble technique? Détrompez-vous: il s'agit d'une question universelle – car lorsque j'utilise le mot "récit", je ne parle pas simplement de Cent ans de solitude ou de la dernière biographie non autorisée de Michèle Richard. Je parle aussi, et surtout, du récit que chaque instant nous faisons de nos propres vies. La narration n'est pas une invention d'écrivain: il s'agit d'un mode d'organisation de la mémoire.
En effet, notre cerveau ne conserve pas les données de manière statique. Nos souvenirs sont sans cesse actualisés, remis à jour, réenregistrés. Lorsque vous repensez à votre premier popsicle, vous ne lisez pas simplement des données immuables: vous les interprétez et réécrivez par-dessus les anciennes versions. En argot informatique, vous les écrasez.
La mémoire, en somme, n'est pas une empreinte, mais un récit – un récit fondateur, à l'origine de tout le reste. Comme le disait Borges (bien avant les neurologues): le livre est un outil à nul autre pareil, puisqu'il prolonge la mémoire et non simplement l'anatomie. Ou quelque chose du genre.
Seulement voilà: le temps s'écoule de manière autrement plus chaotique dans nos mémoires que dans la moyenne des romans.
D'ailleurs, certains algorithmes permettent de calculer l'évolution de notre perception du temps, tout au long de ce continuum irrégulier que, par souci de concision, nous appellerons "la vie". La durée relative d'une année est bien plus longue pour un nourrisson que pour son arrière-grand-père. Or, cette décroissance entraîne des distorsions. Prenons le cas de Monsieur Nguyen, dont la vie durera (selon Statistique Canada) environ 80 ans. Le matin de ses 40 ans, il pensera avoir atteint la moitié de sa vie. Pourtant, d'un point de vue subjectif, il en aura déjà vécu les deux tiers. Terrifiants algorithmes.
La réalité est sans doute moins mathématique que ça. N'empêche, lorsque je mesure l'écart entre les 17 dernières années et le petit siècle qu'elles m'ont semblé durer, je me prends à penser que ces foutus algorithmes ont sans doute un peu de vrai.
Je suis revenu de Rimouski avec les blues, samedi après-midi, en ressassant cette phrase de Daniel Pennac: "L'homme construit des maisons parce qu'il est vivant, mais il écrit des livres parce qu'il se sait mortel."