Hors champ

Le cauchemar continuel

La continuité: vieux cauchemar récurrent des romanciers. Tout le monde aimerait écrire sans entraves, tel un nuvite dans un champ de pissenlits – et pourtant il faut garder le compte. Combien le colonel Aureliano Buendia a-t-il de fils? Avec quelle arme mademoiselle Scarlet a-t-elle commis le meurtre? Quel est l'âge du capitaine?

La cohérence du texte dépend de ces exaspérantes broutilles.

Soigner la continuité constitue l'une des tâches les moins inspirantes de l'écrivain – l'équivalent, en quelque sorte, d'interrompre une course de 3000 mètres afin de remplir une déclaration de TPS/TVQ.

Tout le monde développe sa petite méthode afin de rendre le devoir de continuité moins douloureux. On noircit des fiches, on trace des diagrammes, on esquisse des arbres généalogiques. Les technophiles conçoivent des bases de données. Les hippies punaisent des artefacts sur les murs, tressent des quipus, bricolent des poupées vaudou. Les monomanes se tatouent des données à la grandeur du corps, à l'instar du protagoniste de Memento.

La méthode dépend naturellement de ce que vous écrivez. Tous les récits ne nécessitent pas le même degré de continuité. Dans le cas de la série télévisée Lost, par exemple, une personne s'occupe à temps plein de la continuité – et il suffit d'écouter trois épisodes pour comprendre qu'elle ne suffit pas à la tâche.

Chez le romancier généraliste, la continuité dégénère parfois en une obsession permanente. Elle déborde de l'écriture et s'applique aux moindres détails de la vie quotidienne. Elle devient une manière de penser. Un programme qui roule en tâche de fond.

Imaginez un peu le cerveau comme un gros ordinateur. Tandis que je rédige ces lignes, des dizaines de programmes fonctionnent simultanément – des petits bouts de logiciels qui gèrent le clavier, la grammaire, l'humour ou la rigueur factuelle. Quelque part parmi ces logiciels se trouve Continuité Pro (version 10.2.1).

Je l'utilise tellement, depuis quelques mois, qu'il se charge désormais par défaut, chaque matin, vers 6 h 20, en même temps que la cafetière. Je ne saurais plus m'en passer.

Les enfants, en particulier, posent un défi de continuité presque insurmontable. En effet, quiconque se reproduit accepte (sans le savoir) d'abandonner toute conversation sérieuse qui dure plus de 45 secondes, et ce, jusqu'à ce que la progéniture s'envole du nid familial, un tout petit quart de siècle plus tard. Pas moi.

En tant que romancier obsédé par la continuité, je refuse d'abdiquer. J'insiste pour garder le fil de toutes les conversations – et pour ce faire, le sens de la continuité s'avère crucial. Chez nous, les conversations s'étirent désormais sur deux ou trois jours. Certains entretiens entamés il y a plusieurs semaines attendent encore leur suite et leur conclusion. Continuité Pro s'en occupe.

Le problème, évidemment, c'est que tout le monde dans mon entourage n'utilise pas cet indispensable petit logiciel. Résultat: ma sociologue préférée s'arrache les cheveux cinq fois par jour, en s'écriant: "Attends, attends, attends! De quoi tu parles!?"

Elle a très, très hâte que je termine mon prochain roman et que je prenne enfin des vacances.