Hors champ

Polypropylène

Dimanche matin, j'ai découvert sur le plancher du salon une minuscule bille de miel. Observée sous la loupe, on aurait dit une gélule d'huile de foie de morue mesurant deux ou trois millimètres.

Intrigué, j'ai montré cet ouf d'extraterrestre à ma sociologue préférée, qui n'est pas davantage arrivée à l'identifier. Nous nous sommes creusé la tête durant une bonne minute, lorsqu'enfin j'ai compris à quelle plaie d'Égypte nous avions affaire: une bille de remplissage de nounours!

Enfin, de nounours, de wombat, de grenouille, de chien, de diable de Tasmanie, de kangourou, d'araignée, de girafe ou de martien japonais, le choix ne manque pas, dans cette maison.

Bref, un animal dégazait dans l'appartement – rien de rassurant lorsqu'on a un nourrisson qui explore tous les planchers à quatre pattes et aspire le moindre corps étranger qui se présente sous son nez. Corvée épouillage! Nous avons immédiatement rapaillé la ménagerie domestique, tâté chaque bête, vérifié les coutures. Sainte merde! Tous ces damnés animaux contenaient des billes!

Tout en examinant une étiquette, ma sociologue préférée déclara qu'au moins il s'agissait de billes de polypropylène, un plastique qui n'était apparemment ni poison ni cancérigène. (Son vocabulaire s'est enrichi de manière inquiétante depuis qu'elle lit Zéro Toxique, de Marc Geet Éthier.)

Polypropylène, donc. Le mot m'est resté coincé en travers de la gorge toute la journée – et quiconque a passé un dimanche avec "polypropylène" dans le gosier sait combien l'expérience est désagréable.

Cancérigène ou non, ça ne me rassurait pas. C'est un principe, chez moi: ne faites jamais confiance à un mot conçu pour dissimuler quelque chose.

Je ressens la même irritation chaque fois que j'entends le nom de l'un de ces milliers de composés chimiques qui saturent mon environnement et – selon toute vraisemblance – mon organisme. Vous savez combien il est agressant de se faire balancer, en pleine conversation, un mot volontairement obscur. Imaginez alors une industrie entière qui s'entoure d'un no man's land lexical: un terrain truffé de polybromodiphényléther, de phtalates, de bisphénol A, d'hydroxyanisol butylé, de perfluorooctanoïque et de polytétrafluoroéthylène.

Non contents de nous infliger leurs substances cancérigènes, ils se permettent aussi de polluer notre espace lexical!

L'affaire m'irrite d'autant plus qu'il me faut, en qualité de romancier généraliste et chroniqueur, rendre des comptes sur mon vocabulaire. Le moindre de mes néologismes doit se justifier, s'expliquer, se défendre. Or, l'industrie pétrochimique produit chaque jour 500 nouveaux mots et personne ne s'insurge!

Il faut de toute urgence rebaptiser ces damnés composés chimiques en utilisant des mots intelligibles. La langue française offre déjà un vaste éventail de possibilités, telles que "Tondeuse à cerveau", "Agent putréfiant", "Castrateur chimique", "Ange de la mort" ou "Gangrène en tube".

Un environnement propre commence par un lexique clair.

Au moment où j'écris ces mots, dimanche soir, 22 h, le problème demeure entier: l'animal court toujours, et je vais cauchemarder toute la nuit à propos de ces maudites billes de polypropylène.