De tous les mille petits riens qui composent le métier d'écrivain, peu d'activités s'avèrent aussi polémiques que la simple entrevue.
Beaucoup d'écrivains pensent en effet que le livre seul devrait mériter l'attention du lecteur, et qu'accorder des entrevues représente une sorte d'infamie. Certains vont même jusqu'à l'affirmer en entrevue – un paradoxe pour le moins intéressant.
Les écrivains en question s'empressent de préciser qu'ils n'ont pas le choix. Que l'entrevue constitue une exigence du marché moderne. Qu'un écrivain qui refuse de parler aux médias verra ses livres boudés par le lecteur, voire refusés par l'éditeur. (Les contrats, il est vrai, stipulent souvent que l'auteur doit apporter son concours aux "activités de promotion".)
Évidemment, il est plus facile de jouer les victimes que de s'encabaner pour de bon, comme Réjean Ducharme ou J. D. Salinger.
L'entrevue n'est-elle donc qu'un mal nécessaire? À chacun sa réponse. Cela dit, il est sans doute plus intéressant de lui trouver un sens que de se cacher derrière l'argument de la nécessité.
Or, comment donner un sens à l'entrevue? Pas facile. D'abord, on peine à cerner sa nature: il s'agit parfois d'un rite médiatique, parfois d'un pignon de l'industrie culturelle, parfois d'un interrogatoire ou d'un questionnaire proustien. De temps à autre, elle sert aussi à boucher un coin de page ou à caler une patte de table.
Mais il arrive heureusement – et pas si rarement que ça – qu'au détour d'un café ou d'une bière, l'entrevue déraille. Elle subit alors une sorte de mutation, devient un échange sinon informe, du moins informel. Sans format.
En un mot: une conversation.
Telle est l'entrevue idéale, à tout le moins du point de vue de l'écrivain. (Le pauvre intervieweur pense peut-être autrement, qui doit caser le propos en trois feuillets.)
Dévergondée de la sorte, l'entrevue devient l'occasion de faire le point, de découvrir de nouveaux angles de lecture, de créer des réseaux de sens. De temps à autre, elle permet même à l'auteur de repêcher certains détails au fond de son subconscient. (Naturellement, rien ne l'oblige à énoncer tout ce qui lui passe par la tête: il faut conserver un minimum vital de pudeur.)
Au bout du compte, l'objectif consiste moins à parler du livre (lequel appartient à ses lecteurs) que de sa périphérie. La banlieue du sens. Mais à force de se balader on risque aussi d'errer – un peu comme cette Auteure-Dont-Il-Ne-Faut-Pas-Prononcer-Le-Nom qui, l'an dernier, dévoilait la vie sexuelle de ses personnages. La ligne est mince entre le désir d'éclairer un texte et l'envie de le réécrire.
N'empêche, l'entrevue peut s'avérer une annexe intéressante du texte. Gabriel Zaid, dans son essai Bien trop de livres, compare d'ailleurs le livre à une conversation. Bien étrange conversation, il faut admettre, que l'écrivain tient d'abord et avant tout avec lui-même, puis avec ses semblables, et enfin avec son époque (si tant est que l'on parle ici d'un écrivain séculier).
L'entrevue serait donc une conversation sur une conversation? On n'a pas fini de sonder le paradoxe.