Hors champ

Mémoire, fiscalité et tamia rayé

Personne ne sait très bien ce qui advient de nos lectures, dans le grand bazar de la mémoire. Tout le monde a vécu ceci: consacrer une dizaine d'heures à un roman, passer un bon moment et, quelques mois plus tard, ne garder qu'un très vague souvenir du roman en question – voire même aucun souvenir du tout.

Le phénomène laisse songeur, non?

D'ailleurs, les relations disons paradoxales entre mémoire et lecture sont bien illustrées par le fait que, en règle générale, on relit les livres dont on se souvient, et non le contraire.

Une drôle d'histoire m'est arrivée, il y a plusieurs années. Je lisais La Nuit sacrée, de Tahar Ben Jelloun, et à chaque page un drôle de sentiment me taraudait. Une impression de déjà vu.

Tout en lisant, je méditais sur la difficulté de distinguer le déjà vu et la voix. N'était-il pas normal de reconnaître, entre les divers ouvrages d'un même auteur, comme un air de famille? D'ailleurs, La Nuit sacrée faisait suite à L'Enfant de sable, que j'avais lu l'année précédente.

Il m'a fallu près de 75 pages avant de réaliser mon erreur: c'était La Nuit sacrée, et non L'Enfant de sable, que j'avais lu l'année précédente. Je croyais lire la suite d'un roman que je n'avais jamais lu, alors qu'en fait je me retapais le même texte sans même m'en apercevoir.

(J'ignore pour qui ce genre d'anecdote s'avère le plus humiliant: le lecteur ou l'écrivain? En tout cas, je n'ai plus ouvert un livre de Ben Jelloun depuis cette époque.)

Toute personne qui lit plus d'une quarantaine de titres par année sait combien il s'avère difficile de garder le compte de tous ces livres – et plus grave encore: de leur contenu. Chaque année s'ajoutent de nouveaux titres, de nouveaux auteurs et, les décennies aidant, on se retrouve avec des bibliothèques complètes dans le crâne, généralement très mal tenues.

Tous les trucs sont bons afin de garder le nord, le premier (et le pire!) consistant à conserver systématiquement chaque livre que l'on lit – en incluant bien sûr tous ceux que l'on n'a pas aimés ou qui nous ont laissé indifférent. La mémoire, après tout, ne discrimine pas sur la base du goût.

À mon humble avis, le mètre carré vaut trop cher à Montréal pour que l'on s'encombre d'autant de mauvais souvenirs.

Certaines personnes, douées d'une grande autodiscipline, notent leurs moindres lectures dans un cahier. D'autres remplissent une petite fiche chaque fois qu'elles terminent un livre. Titre, auteur, date, commentaires. Ils classent ensuite ces fiches dans une boîte et, si la mémoire vient à flancher, il suffit de consulter l'inventaire.

En ce qui me concerne, je viens de trouver une nouvelle méthode.

Je triais des piles de factures pour ma déclaration de revenus, et… Pardon? Oui, des piles de factures. Pour les déductions, vous savez? Au Québec, le romancier généraliste possède un statut d'entreprise. Un peu comme Robert Carrosserie et Muffler ou Esthétique canine 2000.

Je faisais donc le tri de mes factures, et l'une des piles commençait à dominer toutes les autres: celle des livres.

En examinant plus attentivement cette pile, j'ai découvert que l'année fiscale 2008 avait été caractérisée par l'achat compulsif de livres, et qu'un nombre indécent desdits livres s'étaient directement retrouvés sur mes tablettes, intouchés. (Car ainsi se définit un achat compulsif, bien entendu.)

J'ai toujours eu tendance à me constituer des réserves. C'est le syndrome du tamia rayé – savez, ce petit rongeur tricolore qui 20 heures par jour se bourre les abajoues jusqu'à ce que le volume de sa tête dépasse celui de son corps? Accumulez maintenant, dégustez plus tard.

Je n'éprouve aucun scrupule à me procurer autant de livres sans les lire au fur et à mesure. Ce qui me tracasse, en revanche, c'est de le constater en triant mes factures. En guise de trucs mnémotechniques, on a vu plus glorieux.

En fait, je m'inquiète un peu: serais-je en train d'assister, impuissant, à la fiscalisation de ma mémoire? Certains lecteurs comblent leurs trous de mémoire en ouvrant un calepin ou en consultant des fiches. Moi, j'ai une liasse de factures brochées, dans la chemise "Impôts 2008", dans un tiroir de mon classeur. Inquiétant constat.

En tout cas, j'ai décidé de repousser encore un peu l'achat d'une déchiqueteuse.