J'ai assisté récemment à une représentation du Dragon bleu, plus récente pièce de Robert Lepage et quatrième volet de La Trilogie des dragons. En ressortant du TNM, je méditais sur les conditions nécessaires pour produire une telle pièce – et notamment sur cet extraordinaire sens de l'équipe.
En effet, Lepage n'a pas attendu de disposer d'importants moyens financiers pour s'adjoindre des collaborateurs. Il travaillait en équipe il y a 25 ans, continue aujourd'hui avec des budgets astronomiques – et on ne peut, en définitive, que saluer l'efficacité de cette approche.
Je m'étonne toujours de constater comment le public et la critique intègrent bien la notion d'équipe dans le domaine du théâtre, du cinéma, de la musique ou des arts visuels, tandis qu'en littérature, elle demeure une sorte d'anomalie inexplicable. Lorsque l'écrivain évoque l'apport de tierces personnes – relecteurs, éditeurs et réviseurs, par exemple -, on sent toujours flotter dans l'air comme un malaise. Une perplexité.
"Mais alors", songe visiblement l'interlocuteur, "un auteur a-t-il vraiment le droit de se prétendre auteur?!"
Ce quiproquo est profondément enraciné. En fait, le lecteur moyen associe tellement l'écriture de fiction à l'expression d'un ego, d'une volonté individuelle, d'une voix, qu'il ne dispose d'aucune case mentale pour ranger les textes collectifs. Ils traînent çà et là, sur le plancher de la conscience, parmi les tas de poussière.
Le texte collectif est pourtant un animal fréquent – à commencer par les scénarios des omniprésentes séries télévisées, qui comptent parmi les collectifs les plus impressionnants de notre époque. Les textes d'une série comme Lost, par exemple, représentent le labeur d'une trentaine de rédacteurs.
On songe aussi à l'équipe, plus classique, que forment le recherchiste et le rédacteur – bien qu'en général de tels duos ne se consacrent guère aux textes de fiction.
On pense surtout, peut-être, à ces exemples moins glorieux. Ces auteurs professionnels (comme Alexandre Dumas) ou accidentels (insérer le nom de n'importe quelle vedette instantanée ayant récemment publié ses mémoires) qui recourent à ces besogneux de l'ombre qu'en anglais on nomme "écrivains fantômes" et en français, "nègres" (expression non seulement douteuse, mais qui décrit mal la réalité).
Le collectif est mal aimé – et pourtant, je rêve depuis des années à une chaîne de montage miniature, à l'échelle artisanale, non hiérarchisée. Une sorte d'atelier de mécanique. Un garage merveilleux.
Le mode de fonctionnement en serait simplissime.
Étape 0: trois garagistes discutent et approuvent trois projets de romans.
Étape 1: chacun rédige le plan détaillé de l'un des romans. Rien n'est laissé à l'écart: découpage des chapitres, notes élaborées sur les situations, les lieux et les personnages, documentation détaillée, esquisses des passages essentiels.
Étape 2: chaque plan se voit ensuite transféré au voisin de table, dont la tâche consiste à produire le premier jet. C'est la phase excessive du processus: il faut abattre du paragraphe et empiler les feuillets, se laisser emporter par les bonnes idées sans s'inquiéter des détails.
Étape 3: chaque manuscrit version 0.1 continue son trajet vers le troisième voisin, lequel entreprend de peaufiner, dégraisser, équilibrer et combler les trous.
Le projet initial et le texte final doivent faire consensus, bien entendu, mais en cours de route, chaque écrivain travaille de manière autonome – et il s'agit du détail crucial sur lequel repose tout le Garage: aucun de ces trois écrivains n'a de comptes à rendre à ses coéquipiers.
Et pourquoi ce détail est-il important? Voyez-vous, la difficulté de l'écriture consiste moins à trouver des idées, ou mitrailler des mots, qu'à prendre des décisions. Quoi écrire, quoi taire, quoi développer et comment tourner chaque phrase: ces questions consomment les plus belles heures de la rédaction d'un roman.
Or, dans la plupart des cas, l'auteur peine à trancher parce qu'il ne dispose d'aucun recul sur son ouvre. Le nez collé sur son sujet, il souffre de la myopie du créateur.
Voilà tout l'intérêt du Garage. Une petite équipe bien organisée, complice, portée par une vision inspirée, contournerait l'indécision et abattrait un travail formidable. Chaque projet avancerait plus vite, et bénéficierait en outre d'un apport intellectuel collectif. Plusieurs têtes valent mieux qu'une – il y a un peu de vrai dans tout cliché.
Pardon? Et la voix de l'auteur là-dedans? Bof. Si vous tenez tellement à lire des ego, c'est pas le corpus qui manque.
J’ai quelques notions de mécanique.
Enfin je crois, et j’embarquerais volontiers à bord d’un bateau fou.