Gros hiver pour le livre électronique, mes amis, et pas seulement sur le chapitre de la quincaillerie. Au-delà des PRS-700, Kindle 2.0 et autres appareils de lecture, on a surtout discuté de formats, de distribution, de modèle d'affaires.
Difficile saison pour ceux qui n'en avaient rien à cirer, du livre électronique – et impossible de vous dérober. Tenez, des milliers d'auteurs et d'éditeurs ont reçu, au détour de l'hiver, une épaisse enveloppe contenant les informations relatives au (retenez votre souffle) "Règlement d'un recours collectif contre la numérisation des livres et autres écrits par Google".
Si vous ne vous occupez pas de vos droits, comme on dit, quelqu'un d'autre s'en occupera – et peu importe que le livre électronique vous donne de l'urticaire ou non.
Cette paperasse légale m'a hérissé le poil des bras, comme si un commando d'avocats eut défoncé ma porte afin de me forcer à lire des contrats en minuscules caractères, le canon d'un fusil dans la bouche.
Je me demande s'il existe beaucoup d'écrivains qui, à mon instar, ont décidé d'écrire parce qu'ils ne voulaient pas s'occuper d'édition. Travailler sur le texte à proprement parler, ça me convient. Réviser, corriger, réécrire. Mais tout le reste, la paperasse, l'impression, la distribution, la diffusion, la mise en marché, le financement… Vraiment pas ma tasse de maté.
Le premier éditeur que j'ai connu était indépendant, non subventionné, régional, et travaillait en dehors des circuits médiatiques. Il s'occupait d'absolument tout. Chaque dimanche après-midi, il remplissait le coffre de son Chevrolet et partait faire la tournée des centres commerciaux et des foires agricoles.
J'admire de tels athlètes. Ils incarnent pourtant mon pire cauchemar. Je suis devenu écrivain en me jurant de ne jamais faire la tournée des foires agricoles avec mes valises.
En tant que lecteur, le livre électronique m'emballe. Il s'agit d'une grande aventure civilisationnelle. En tant qu'écrivain, il représente la désagréable obligation de m'intéresser à l'édition et à la diffusion. De réfléchir à ce qu'implique tel format, telle plateforme, telle condition. De comprendre Google Book Search, Amazon et EPub. De m'occuper de ma promotion en ligne.
De remplir le coffre de mon Chevrolet numérique, en somme, pour faire la tournée des foires agricoles.
On y vient tous, tôt ou tard.
OUVERT 24 HEURES
Cela dit, il me semble que l'on pose surtout la question du livre électronique en termes techniques, culturels ou émotifs, et assez rarement sous un angle philosophique.
Notre civilisation produit actuellement des livres par dizaines de millions. Un nouveau titre toutes les 30 secondes, sans compter les livres électroniques. On voit désormais se multiplier les sites où le premier venu peut s'autopublier. Un document Word, quelques clics – et voilà: vous êtes auteur.
Pendant ce temps apparaissent et prospèrent des initiatives comme le projet Gutenberg, Google Book Search, ou la toute récente Espresso Book Machine – un engin qui, installé dans une librairie de votre voisinage, pourra imprimer n'importe quel titre en quelques minutes, à la demande.
Ces projets reposent sur l'argument de la disponibilité absolue: plus jamais d'attente, plus jamais de refus. Imaginez un monde sans livres épuisés.
L'accroissement du catalogue s'accélère par les deux bouts, en somme. Les nouveaux livres ne cessent d'apparaître et les vieux livres ne veulent plus disparaître.
Pendant ce temps, pourtant, le lectorat n'augmente pas. Il oscille, plafonne, diminue. Bref, il ne fournit pas. N'en jetez plus, l'océan est plein.
Alors pourquoi tenons-nous tant à notre catalogue absolu?
L'argument de la disponibilité me semble discutable. Qui a peur des livres épuisés, après tout? Si vous ne pouvez plus vous acheter un bouquin, alors il suffit d'enfiler vos mules et d'aller l'emprunter à votre bibliothèque de quartier. Pour quelques sous, vous pouvez même prendre le métro jusqu'à la bibliothèque nationale. Si aucune de ces institutions ne possède l'ouvrage que vous cherchez, on se fera un plaisir de vous le commander. Le prêt interbibliothécaire permet de faire venir des bouquins de partout sur la planète, de nos jours.
Évidemment, le processus est un peu plus lent. Mais quoi, nous voilà incapables d'attendre? Il faudrait que le banquet soit infini et éternel, ouvert 24 heures sur 24, et ce, même si nous ne sommes plus capables d'avaler une bouchée de plus?
Alors voici la question philosophique: où cesse la grande aventure civilisationnelle et où commence la boulimie?
Mon expérience d’éditeur librairie en ligne sur Internet me démontre que les œuvres de nos auteurs sont lues par un tout nouveau lectorat : les proches de ces auteurs, de gens qui n’ont pas l’habitude de fréquenter les librairies et les bibliothèques mais qui se prêtent volontiers à la lecture d’un livre parce qu’ils connaissent personnellement son auteur. Ici, les questions de la boulimie et du catalogue absolu ne se posent pas. Il est plutôt question de nouveaux auteurs et de nouveaux lecteurs.
Parmi ces derniers, certains prennent le goût de la lecture et prennent l’habitude de visiter leurs librairies de quartier nous indique une étude française. On dit même que la popularité du livre numérique a une incidence positive sur les ventes de la version papier, les gens souhaitant conserver un souvenir tangible de leur lecture à l’écran.