Avec l'été reviennent les beaux jours de l'entorse et de l'endorphine: tout le monde se met à jogger dès que le mercure passe les 10 °C – car si certains durs à cuire trottent toute l'année, personne en revanche ne songe à s'y mettre au mois de janvier.
Et début juin, à la brunante, le noroît fleure bon l'espadrille et la sueur.
Pas un mauvais moment, donc, pour lire le dernier Haruki Murakami: Autoportrait de l'auteur en coureur de fond, paru juste à temps pour capter le lectorat athlétique.
Étrange bouquin que cet Autoportrait, dont on a entendu parler dans les tribunes les plus diverses, depuis le cahier littéraire jusqu'au blogue sportif. En le lisant, on découvre que le célèbre écrivain japonais abat presque autant de kilométrage que de chapitres. Écrivain prolifique, Murakami est – selon ses propres mots – un coureur sérieux: 10 km par jour, 27 marathons au compteur, un ultra-marathon de 100 km et quelques triathlons.
Posons tout de suite le problème: de quelle manière une bestiole censément cérébrale et excessivement romantisée (l'écrivain) peut-elle écrire au sujet du plus humble, du plus discret de tous les sports (la course de fond)? Et à plus forte raison un écrivain tel Murakami qui – à son corps défendant, il faut bien le dire – a quasiment une réputation de rock star?
Murakami n'a pas la prétention de signer un essai: en bon romancier, il se contente d'enfiler des anecdotes et d'en tirer des réflexions. Et que nous raconte-t-il au juste? Beaucoup et bien peu – en gros: ce que la course a apporté à son écriture.
On n'apprend rien ou presque, en revanche, sur ce que l'écriture a apporté à sa course, car ainsi fonctionne l'esprit des monomanes: une activité finit toujours par se nourrir de toutes les autres. Singulière chaîne alimentaire, en vérité. J'ai eu, autrefois, un professeur de karaté qui lisait les confessions de saint Augustin, affirmant (avec un sourire en coin) qu'il y puisait çà et là des éléments utiles à son art martial.
Mais dissipons les malentendus, Murakami ne signe pas ici un ouvrage technique. On n'y apprend pas la mécanique de l'écriture (ou si peu) et encore moins celle de la course à pied. L'ouvrage demeure général à tous égards. Les maniaques de la rotule, flatteurs de diégèse et autres murakamistes seront déçus.
Un livre à mettre entre toutes les mains, donc.
Les lecteurs qui connaissent l'ouvre de Murakami noteront néanmoins un aspect intéressant qui échappera aux néophytes. Ce recueil d'anecdotes et de réflexions finit en effet par former un récit, un récit qui fonctionne comme la plupart des récits de Murakami: à partir de prémices banales, le lecteur glisse peu à peu dans un malaise impalpable, indicible. Un malaise en filigrane.
Dans Autoportrait, ce malaise procède de la course elle-même: plus qu'un simple programme de mise en forme, elle devient une méthode, un principe directeur, une extension de son caractère solitaire. Si l'écriture est souveraine, dans la vie de Murakami, la course en est l'éminence grise. D'où le malaise.
L'auteur, en somme, se transforme en l'un de ses propres personnages – et on finit forcément par se demander où se trouve l'autoportrait au juste: dans ce livre-ci, ou dans le reste de l'ouvre?
Il advient cependant un phénomène troublant: Murakami apparaît moins sympathique que ses personnages. La monomanie qui, dans ses romans, fait sourire, s'avère ici plutôt inquiétante. Peut-être la convention autobiographique vient-elle court-circuiter ce qui, dans la fiction, rend les personnages attachants? Peut-être le ton de la traduction est-il en cause? Peut-être s'agit-il d'un vice de fond dans le projet lui-même?
Murakami, pourtant, se livre à un aveu troublant: "Je ne pense pas que beaucoup aiment ma personnalité. […] Je ne peux imaginer quelqu'un qui m'aime à un niveau personnel. Être mal aimé, haï et même méprisé, cela me semble plus naturel."
Je suppose que tous les monomanes en arrivent à cette réflexion un jour ou l'autre.
Alors voilà ma suggestion pour les autres: installez-vous dans votre hamac avec un gin tonic, ou de l'eau, ou de la limonade, lisez Autoportrait de l'auteur en coureur de fond, et réjouissez-vous de mener une vie compliquée.
Ou peut-être pas.
Rapide post-scriptum à ma chronique de la semaine dernière, « Portrait de Murakami en monomane » : dans