Ma fille aînée, deux ans et demi, s'est mise à s'asseoir sur ses livres avant de les lire. "Pour les réchauffer", affirme-t-elle le plus sérieusement du monde. Comme on réchaufferait le moteur d'une vieille Ford T, un tamagotchi surgelé ou l'ouf d'un théropode fantastique.
Ne riez pas trop vite: vous vous croyez beaucoup plus rationnel, peut-être?
En ce qui me concerne, le comportement de ma fille ne me fait pas rire. Sourire peut-être, à la rigueur, mais d'un sourire grave. En fait, cette histoire me fout le vertige: le rapport de ma fille avec ses livres a quelque chose de primordial, d'essentiel.
Pour elle, par exemple, il n'existe aucune frontière entre les livres. En feuilletant Les Trois Petits Cochons, elle peut très bien faire intervenir les personnages d'une autre histoire, écrite deux siècles plus tard et dans un esprit totalement différent.
Elle a une bonne mémoire et peut réciter plusieurs paragraphes par cour. En revanche, elle ne se souvient pas toujours (ou ne se soucie pas de savoir) de quels textes proviennent ces extraits; aussi ouvre-t-elle un livre afin de nous raconter des histoires composites et surréalistes, amalgames de contes des frères Grimm, d'Élisabeth Brami et de Claude Ponti.
Aucune règle ne l'en empêche – pour le moment, du moins.
Lorsqu'elle apprendra à lire, elle désapprendra du même coup cette liberté. Des frontières apparaîtront, ces lignes pointillées arbitrairement tracées à même le sol. Il lui faudra des années pour réapprendre, consciemment, la transgression.
Umberto Eco parlait, si je ne m'abuse, du lecteur modèle: celui qui avait lu tous les textes de l'univers et pouvait les interpréter les uns par rapport aux autres, les mettre en communication. Comme un vaste continuum textuel.
Dans les campagnes publicitaires d'Apple, on disait plus laconiquement: "Rip. Mix. Burn."
Une ère d'irrévérence
Étrange objet, décidément, que le livre.
D'ailleurs, j'hésite toujours un peu à le qualifier d'objet. "Entité", "beste" ou "créature" me semblent mieux le décrire. Plus qu'une simple pile de papier, il s'apparente aux arthropodes fabuleux, aux femmes à barbe, aux poissons des profondeurs dotés de minuscules lanternes biochimiques.
Plus curieux encore, cet état n'a pas grand-chose à voir avec le texte. L'aura du livre ne dépend que très partiellement de ce qu'il contient, et un vieux Harlequin Passion défraîchi se trouve, à ce titre, sur un pied d'égalité avec Madame Bovary.
Le livre possède son propre champ magnétique, son petit noyau de fer et de nickel – et sans doute cela explique-t-il nos comportements irrationnels à son égard: lorsque nous tenons un bouquin entre nos mains, nous obéissons moins à l'esprit qu'à la matière.
Ah, la matière! Pourquoi ce lecteur mange la dernière page du livre qu'il vient de terminer? Pourquoi cet autre lecteur projette-t-il violemment son roman contre le mur, ou par la fenêtre? Pourquoi cette jeune femme, de passage dans un hôtel, aime-t-elle griffonner des croquis obscènes dans les pages de la bible des Gédéons?
Nous hurlons au scandale lorsqu'un administrateur envoie décharger une benne de bouquins moisis au dépotoir, mais nous persistons pourtant à corner les pages de nos livres, à y déposer nos tasses de café, à les plonger dans la baignoire, à en arracher la couverture, à nous en servir afin d'écraser une grosse mouche domestique, surélever un écran d'ordinateur ou redresser une table bancale.
Serait-ce que le livre, par sa forme de parallélépipède, ses mensurations idoines et sa densité agréable, constituerait une sorte d'unité fondamentale de l'univers? Une brique capable de remplir tous les rôles, de combler tous les vides?
N'exagérons rien.
En fait, je soupçonne plutôt que nous aimons désacraliser l'objet – et sans doute l'invention du livre de poche, le bon vieux bouquin en pulpe d'épinette à 1,99 $, a-t-il constitué l'événement libérateur par excellence du XXe siècle. En abaissant le coût du livre, on ouvrait une ère d'irrévérence et d'insouciance. Remplissez les baignoires!
On peut spéculer sur ce qui sera son équivalent, au XXIe siècle, mais dans ce domaine, je préfère observer la jeune génération plutôt que de jouer les futurologues.
Et chez moi, la jeune génération s'assied sur ses livres afin de les réchauffer. Que couve-t-elle, au juste, cette génération?
C’est vrai qu’il y a une sorte de connaissance classique du livre qui, du coup, fait disparaître la liberté d’interprétation des jeunes enfants relativement à la lecture.
Gamin, j’allais au cinéma et je ne retenais que les noms des personnages, certaines scènes spectaculaire et, dans le meilleur des cas, la ligne dramatique. Jamais je ne m’occupais du nom des acteurs ou du réalisateur. Et à mesure que je faisais mes gammes en tant qu’amateur de cinéma, je perdais cette étrange magie d’interprétation d’un film pour m’attacher à une connaissance classique du cinéma.
Il y a peut-être un parallèle à faire avec une anecdote récente. L’autre jour, dans une salle d’attente, je voyais une petite fille en train d’exécuter des mouvements (avec ses bras et sa tête) qui me faisaient penser à du ballet. Quand elle s’est aperçue que je l’observais, elle rougit et cessa tout à coup sa gestuelle, malgré mon sourire sympathique. Plus tard, sa mère me raconta que sa fille faisait de la gymnastique rythmique!
Pour en revenir aux livres, au-delà de cette dualité des connaissances instinctuelle et classique, il y a quelque chose qui va toujours durer: le souvenir de l’époque où l’on a lu le-dit livre. Le souvenir d’un état d’esprit et de certaines émotions liés à une époque bien précise.
C’est Nietzsche qui défendait avec justesse l’idée – dans Naissance de la tragédie – que la meilleure musique est celle qui nous ramène à des états affectifs et à des souvenirs.
J’oserais croire que cette même théorie pourrait être appliquée aux livres… ;)
Bon, ne vous en faites pas trop, voici la prochaine étape, celle après le réchauffement des livres… c’est-à-dire le résumé de l’histoire, anachroniquement, et probablement récitée à l’envers :
http://www.snotr.com/video/2630
:))))))))))
T’en fais pas Nicolas, ta fille est probablement une chaman qui croit que les livres ont une âme… et elle n’a pas tort.
Je te souhaite qu’elle garde ce rapport animiste avec les créations de l’esprit humain, c’est très inspirant et assez attendrissant venant de la fille d’un auteur.
Claude