Hors champ

Je lis, mais je me soigne

Rien n'est plus angoissant que le début de l'été, que le soleil blanc et sec du début juin. Victime d'anxiété depuis deux ou trois semaines, j'ai bien failli me taper une grave rechute: m'enfermer dans un garde-robe avec une lampe frontale et un tas de bouquins de Kurt Vonnegut.

Ainsi fonctionne l'anxiété. Celui qui en souffre cherche un terrain connu, une voix familière, une impression de déjà vu.

Mais bon, puisqu'il ne faut pas se complaire dans ce genre d'états d'âme, ou dans l'ouvre de Kurt Vonnegut, j'ai songé à me soigner. Me soigner avec un autre auteur, bien sûr, car en lecture comme en acupuncture, seul un mal en chasse un autre. Demandez aux vieux Chinois. Pour se guérir d'un auteur, il faut s'en administrer un autre.

Concept bizarre, qui inspire de bizarres questions: quel auteur aurait donc la vertu de guérir de quel autre auteur ?

Je vois bien Daniel Pennac calmer une crise de Marguerite Duras (encore elle), Steinbeck enlever l'irritation d'un Chuck Palahniuk, Alejo Carpentier redresser un coincement d'Amélie Nothomb. Et vice versa, naturellement: médicament et poison sont les deux noms d'une même substance.

Et pour se guérir de Kurt Vonnegut, docteur?

La médecine moderne n'est pas rendue là.

Bref, je m'occupais à inventer des médecines expérimentales lorsque je suis tombé sur un article du Times où l'auteure britannique Jeanette Winterson faisait l'apologie d'Italo Calvino.

Elle dressait le portrait d'un Calvino indépendant, sans compromis, tout en légèreté et en élégance, qui s'était soigneusement tenu loin de la place publique afin de conserver son indépendance. Un auteur qui faisait ce qu'il voulait, en somme – et il faut bien le reconnaître, un auteur capable de nommer un de ses personnages Qfwfq est un auteur libre.

J'ai beaucoup fréquenté l'ouvre de Calvino, il y a une quinzaine d'années, lors de mon époque universitaire. Ses ouvres étaient alors à la mode parmi les étudiants – peut-être simplement parce que ces récits bien structurés, oulipiens par la bande, donnaient un peu de fil à retordre.

Les universitaires aiment bien les livres construits, et les Villes invisibles ou Si par une nuit d'hiver un voyageur passaient alors pour des modèles du genre. Moins des ouvres à clés que des ouvres à molettes. Des mécanismes d'horlogerie, bien conçus, bien foutus, pas une pièce superflue, décorés avec sobriété. L'élégance italienne.

Pourtant, dans d'autres ouvres moins évidemment conceptuelles, on trouvait aussi un Calvino plus sage, un conteur habile qui, sans abandonner ses tendances cartésiennes, savait mettre l'histoire au premier plan. Avec simplicité, mais jamais simplement. En outre, il pratiquait un humour, une fantaisie qui lui permettaient de mettre en scène des récits dramatiques et denses sans jamais écraser son lecteur.

Fouetté par le texte de Winterson, j'ai entrepris de chercher Calvino dans nos bibliothèques. Malheur: aucun livre de Calvino à la maison! Mes exemplaires moisissaient sans doute dans une boîte, au fond du grenier parental, mais où se trouvaient donc ceux de ma sociologue préférée?

Interrogée à ce sujet, elle haussa les épaules. Elle se souvenait vaguement les avoir prêtés – mais à qui?

Dépité, je me suis rabattu sur Gulliver, le moteur de recherche des bibliothèques de la Ville de Montréal. Victoire: Calvino avait encore la cote. Rien qu'à ma bibliothèque de quartier, j'ai localisé plusieurs de ses livres, dont quelques-uns que je n'avais jamais lus. Un bibliothécaire zélé avait commenté certains titres et je salivais rien qu'à lire ces argumentaires.

Mais le plus bizarre, c'est qu'en invoquant les ouvres de Calvino, j'avais le sentiment d'y retrouver toutes mes manies du moment – notamment la botanique urbaine, la flore laurentienne et la vie quotidienne des geeks en ce début de XXIe siècle -, comme si Calvino, longtemps relégué au second plan de ma mémoire, m'avait secrètement mené ici, aujourd'hui.

Non seulement la (re)lecture de son ouvre s'imposait-elle, mais elle devenait la clé de tous les bouquins et papiers qui jonchaient ma table de travail.

Cette histoire commençait à prendre les proportions d'une modeste aventure: m'élever une belle pile de Calvino, et la traverser en sirotant d'importantes quantités de thé glacé, assis devant le ventilateur, afin de vous en faire le rapport.

Et voilà donc le traitement contre Kurt Vonnegut. Posologie: un Calvino par semaine, jusqu'à guérison du sujet.