Hors champ

Un plombier extraordinaire

Chaque roman porte inévitablement un commentaire sur deux époques: celle où il a été écrit et celle où il est lu. Lecture et écriture sont les deux seuls véritables temps du texte. Tout le reste n'est que plomberie.

Ainsi en va-t-il du Baron perché, d'Italo Calvino.

Ce récit débute en 1867, dans la région d'Ombreuse, qui passait alors pour l'une des régions les plus densément boisées d'Europe – un atavisme de cette époque lointaine où "un singe parti de Rome pouvait arriver en Espagne sans toucher terre, rien qu'en sautant d'arbre en arbre."

Côme Laverse du Rondeau, âgé de 12 ans, se réfugie dans un arbre afin de se soustraire à un plat d'escargots servi à la table familiale. La situation se complique cependant, puisque le jeune garçon décide de ne plus redescendre. La bravade devient une sorte d'idéal – et voilà tout le sujet du roman: comment réussir ce que tous affirment être impossible?

Côme, on le devine très vite, ne remettra jamais le pied au sol. Tout en menant une vie de Robinson, il s'instruira, lira des milliers de livres, inventera des systèmes hydrauliques, deviendra franc-maçon et apprendra la typographie afin d'imprimer de petits périodiques excentriques.

Ainsi vivra-t-il ainsi la fin des Lumières: à l'étage du dessus – une métaphore aussi simple que puissante sur les visionnaires, ceux qui osent être différents. Car ce baron perché est un personnage à nul autre pareil: fantasque et fantaisiste, animé par la curiosité, victimes de mille passions successives et qui, pourtant, soumet tout à la raison.

Le baron perché est un roman essentiellement historique – on y voit défiler Voltaire, Diderot et les armées napoléoniennes -, mais puisque le temps du roman est aussi (surtout) le temps du lecteur, il éclaire tout de même moult aspects de notre époque.

En fait, le personnage de Côme du Rondeau constitue un archétype tout à fait familier, à mes yeux de trentenaire nord-américain du début du vingt-et-unième siècle. Bien qu'ignorant tout (ou presque) des Lumières, je reconnais sans hésiter cette élégance intellectuelle, cette fascination toute spirituelle pour la technique et la connaissance.

Le baron perché est un geek.

Geek: sans doute l'un des mots les plus indéfinissables de notre temps. Il viendrait de l'anglais dialectal "geck", lui-même dérivé du bas-allemand "gek", qui signifiait originalement "fou", "fêlé" ou "craquepotte".

Jadis, le geek était un freak: un phénomène de foire qui gagnait sa vie en décapitant des poulets vivants avec les dents. Sa niche écologique se situait quelque part entre l'homme fort et la femme à barbe.

Dans les années 80, le mot est devenu un synonyme de nerd: une personne obsédée par la technologie. Seulement voilà, cependant que nerd demeurait une insulte, geek prenait peu à peu du grade, devenait moins péjoratif. Sa signification s'élargissait, et le mot devenait un étendard, une identité, un sujet de fierté.

Aujourd'hui, le terme geek ne désigne plus simplement un rapport monomaniaque à la technologie, mais un enthousiasme pour le savoir et la connaissance, une curiosité amusée, un rationnalisme ludique, une tendance au scepticisme – un peu de tout, en somme.

En fait, le terme est devenu si vaste que John Hodgman – ce comédien et humoriste qui personnifie le PC dans les récentes publicités de Macintosh – affirmait récemment, dans une adresse à Barack Obama, que les journalistes en général étaient des geeks.

Sans doute s'agit-il d'un exemple un peu tiré par les cheveux, mais il illustre bien l'incroyable évolution du mot au cours des 30 dernières années: depuis le douteux office d'étêteur de poulets jusqu'à celui d'intellectuel technomane.

Si le terme demeure vague, une chose m'apparaît cependant certaine: Côme du Rondeau, l'extraordinaire personnage inventé par Calvino, est un geek. Un geek de l'époque des Lumières.

D'ailleurs, Calvino n'en fait pas mystère: cette forêt où circule son personnage, de branche en branche, d'un "léger pas d'écureuil", ne représente pas réellement une forêt italienne du dix-huitième siècle: il s'agit en vérité de la forêt du langage, dans laquelle évoluent aussi le romancier et son lecteur.

On se croit dans la documentation et pourtant, on n'est que dans le prétexte, dans la plomberie. Jamais, pourtant, le lecteur ne se cogne la tête contre un tuyau: Italo Calvino est un plombier extraordinaire.