Hors champ

Cette grande aréna que l’on nomme la pensée

J'expliquais récemment que ma fille (deux ans et demi) s'assied sur ses livres avant de les lire. Des goûts et des pratiques du lecteur, on ne peut discuter. Or voilà qu'elle s'est mise à patiner sur des romans: un sous chaque pied, et le plancher de bois franc du salon devient une patinoire tout à fait acceptable.

Voilà qui nous en apprend beaucoup sur l'attitude de la nouvelle génération à l'égard de la chose imprimée. Ou serait-ce sur notre propre attitude? Car enfin, il ne manquera pas de bibliophiles parmi la vieille garde pour s'offusquer de ce qu'on laisse un enfant patiner sur des romans, fussent-ils de poche.

Malgré son ouverture d'esprit apparente, le Lecteur n'admet pas que le Livre subisse n'importe quel traitement. Parmi les avanies canoniques, il accepte volontiers le cerne de café, l'épine cassée et le bain forcé. Ces blessures lui semblent presque glorieuses. En revanche, les commentaires, pages cornées et autres soulignements sont plus litigieux: on les considère comme des atteintes au texte. Ils endommagent le sens – si tant est que le sens puisse être endommagé – mais peuvent, à la rigueur, passer dans la colonne des crimes passionnels.

Patiner sur un livre appartient néanmoins, de toute évidence, aux sévices non admissibles. Ce traitement est trop étranger à la lecture. Il dénature l'objet, le rend dysfonctionnel. Impossible de lire un livre tout en le chaussant: il s'agit d'un crime de lèse-texte. Et vlan dans l'ego de l'auteur.

D'ailleurs, vous vous demandez sûrement sur quels écrivains notre fille fait des 8. Des noms, nous voulons des noms!

Je n'oserais pas en donner: d'une part, afin de ne pas me commettre, et d'autre part, afin d'épargner l'orgueil des vivants – car notre fille, contrairement à certains snobs, ne patine pas seulement sur des auteurs inscrits au Robert 2. Morts ou vifs, célèbres ou obscurs: tous sont égaux sous la plante de son pied.

De toute façon, le patinage est une affaire de glisse, et la glisse dépend davantage de la collection que de l'auteur. Qui irait prétendre qu'André Chouraqui produit plus ou moins de friction qu'Eli Wiesel? Que Daniel Pennac se traîne moins bien que Philip Roth?

L'auteur s'occupe des mots, pas de l'encre qui les compose ou du papier qui les supporte. Il n'a aucun compte à rendre à la matière – c'est toute la distinction entre le textuel et le textile.

Et où file donc cette chronique, ainsi chaussée? Toujours au même endroit: dans cette grande aréna que l'on nomme la pensée. Car patiner sur des livres est une pratique comme une autre, et toute pratique mène à la taxonomie. Plus étrange est la pratique, plus étrange sera le classement.

Bref: sur quels livres patine-t-on le mieux?

Commençons par les citrons de la glisse, si vous le voulez bien. Les collections nrf (carton mat) et Bouquins (texture imitation toilé) font les pires chrono. Même chose pour les Éditions de Minuit. Ça glisse comme une brique, on se demande si le plancher n'écope pas plus que le livre.

Les classiques de la littérature publiés par Fernand Nathan (des vieilleries de ma sociologue préférée) possèdent une glisse absolument déplorable. Le dos cousu-toilé, ça ne pardonne pas.

Les Que sais-je ne brillent guère, mais on leur décerne une mention honorable, car tous les numéros font exactement la même épaisseur, un atout certain pour la stabilité du patineur. C'est (encore une fois) la victoire du format.

Babel et 10/18 font des scores honorables, avec leur papier couché semi-mat, mais ils sont aisément dépassés par Folio, Points et Livre de poche et Pocket science-fiction, dont le fini brillant offre peu de friction.

Il faut cependant fouiller chez les éditions américaines pour trouver les gagnants toute catégorie. Les ouvrages des éditions Picador, par exemple, avec vernis extra-brillant ET titre embossé. Je me suis presque tué en essayant The Electric Kool-Aid Acid Test sur le corridor qui mène à la cuisine.

Pardon? Il s'agit d'un classement débile? Bien sûr, qu'il s'agit d'un classement débile. Et pourtant, depuis que le MP3 a sapé le format disque, plus aucun classement – si débile soit-il – ne me semble totalement inoffensif.

En définitive, le lecteur patine toujours comme il veut, et rarement patine-t-il dans le sens que l'on croit.