Hors champ

Céder à la saison

Un lecteur disait de ma dernière chronique que je n'avais "pas grand-chose à [y] raconter". Je le concède volontiers. Je serais même le premier à l'affirmer – mais lorsqu'on dispose d'une plate-forme publique, il faut laisser le lecteur se faire sa propre opinion. Si le chroniqueur joue aussi le rôle du lecteur, quelle liberté nous reste-t-il?

J'ajouterais toutefois un bémol: mon problème n'est pas tant de n'avoir rien à raconter que de n'avoir envie de rien raconter.

Rien à raconter, moi? Il me reste mille sujets, dispersés sur mon disque dur – de quoi étirer le printemps 2009 jusqu'à l'hiver 2010!

Tenez, je veux depuis l'an dernier faire l'éloge de L'Aviron qui nous mène, cette véritable bible du canot écrite par le légendaire Bill Mason.

Pour qui aime canoter, il s'agit d'un bouquin définitif: tout à la fois ode au canot, ouvrage technique, invitation au voyage et manuel poétique – car en matière d'élégance, le canot prospecteur en cèdre entoilé ou encore le fameux coup d'aviron canadien (difficile à maîtriser entre tous) représentent des sommets en leur genre.

Mais voilà, nous sommes en juillet. Tout ce que je pourrais dire sur Bill Mason camouflerait mon objectif véritable: prendre un canot et sacrer mon camp dans le parc de la Mauricie. On n'est jamais qu'à un ou deux portages de la sainte paix.

Ainsi s'écoule la saison chaude pour le chroniqueur littéraire. Alors qu'en hiver tout ramène au livre, l'été est une saison centrifuge: on part du livre pour se rendre ailleurs.

D'ailleurs, je n'ai jamais connu personne qui ait l'ambition de réinventer la roue en plein mitan des vacances de la construction. Twitter roule au ralenti, les fils RSS sont mous. Excellent moment pour faire un coup d'État dans l'indifférence générale: le Honduras vient d'en faire l'apprentissage.

Forcément, cette mollesse saisonnière teinte la manière dont vous écrivez.

En matière d'écriture, la plupart de vos habitudes sont purement personnelles. De nuit ou de jour, dans un cagibi ou dans une cabane, à jeun ou saturé de pseudoéphédrine, c'est votre affaire. Vous n'avez aucun compte à rendre là-dessus. Ça relève de l'intimité et n'intéresse que les groupies (race rare en littérature).

En revanche, le moment de l'année où vous écrivez possède une saveur plus clairement collective. On n'échappe jamais aux saisons.

Fascinant phénomène que les saisons. Il m'arrive souvent de penser à l'époque où le climat exerçait un ascendant direct sur les humains. Pas un ascendant du type "quel été de merde, nos vacances sont gâchées". Que non. Plutôt un ascendant du type "ramasse tes affaires, on passera pas l'hiver ici".

L'écosystème et le régime alimentaire étaient alors synchronisés. L'environnement et le climat déterminaient la diète annuelle d'une population, laquelle diète exerçait une influence directe sur le mode de vie et la culture. Faut-il rappeler que notre civilisation est née dans le Croissant fertile et non juste au sud, dans le désert d'Arabie?

En un mot: si vous crevez la dalle, vous consacrerez davantage de temps à vous nourrir, et moins à construire de jolies pyramides.

L'équation est toujours valide, mais l'heure et la manière de crever la dalle ont bien changé. Avec la mobilité et la conservation des denrées alimentaires, c'est en vain que l'on chercherait un lien direct entre le lancement du prochain Marie Laberge et la récolte annuelle de la canneberge. (Libre à vous de tenter l'exercice si vous y tenez.)

Nous dépendons encore de l'écosystème, bien sûr, mais cette dépendance est plus élastique. Plus décalée. Nous avons, en somme, recouvert la nature de plusieurs couches de culture.

Cette longue parenthèse pour en arriver à ceci: si écrire le soir (ou le matin) tient de la manie personnelle, écrire l'été (ou l'hiver) s'inscrit dans une logique collective. Impossible de s'y soustraire – à moins (bien entendu) de couper tout contact avec vos semblables, d'éteindre radio, télévision et connexion Internet, et de faire fi de plusieurs décennies d'incessant conditionnement.

Bref, il suffit de vous réinventer totalement.

Difficile, donc, pour le chroniqueur de ressentir la même urgence en juillet qu'en septembre. Pas que l'on veuille moins bien faire son boulot. Seulement voilà, on se met inconsciemment à la cadence estivale.

Et c'est donc par souci de cohérence civilisationnelle que je troquerai mon chapeau de chroniqueur contre celui de Bill Mason: je pars en vacances jusqu'à la mi-août.