Hors champ

Mafalda et moi

Certains livres marquent le temps avec plus de pertinence que le calendrier. Ainsi en va-t-il de ces bouquins que nous lisons à 10 ans, 15 ans, 25 ans, 30 ans et 40 ans – et où chaque fois nous découvrons de nouvelles couches de sens. Ce que l'enfant trouvait obscur, l'adulte s'en amuse. Ce qui faisait rire l'adolescent échappe au père de famille. Et pourtant, à tout âge, l'émerveillement se répète.

On pourrait les qualifier de livres matryochka, mais ce serait inexact. En vérité, le lecteur seul joue les poupées russes: en se révélant à nous, ces livres de jeunesse éclairent ce que nous sommes en train de devenir. Ils répondent à leur manière aux questions fondamentales: qui sommes-nous, d'où venons-nous, où allons-nous?

Ironiquement, ces grandes leçons philosophiques nous sont rarement servies par les grands textes, lesquels ne se fréquentent guère avant l'adolescence. Oubliez Proust, Miller, Tolstoï. À 8 ans, vous lisiez des bandes dessinées, des livres pour enfants, des classiques condensés, voire ces encyclopédies familiales dont les nombreuses images constituaient le principal attrait.

La relecture attentive de ces livres vous en apprendra davantage sur le sens de la vie – de votre vie, à tout le moins – que Le Prophète, Le Secret ou Le Shack, ces évangiles à 12,95 $ vendus à la pharmacie du coin.

Certaines ouvres se prêtent d'autant mieux à l'exercice qu'elles ne s'adressent à aucun lectorat exclusif: ni tout à fait pour les adultes, ni tout à fait pour les enfants. Le meilleur exemple demeure sans doute la légendaire bande dessinée Mafalda.

Créée en 1964 par le dessinateur Quino et publiée dans divers quotidiens argentins, Mafalda prit très tôt un biais très éditorial, fortement politisé, souvent satyrique. Si la plupart des bandes plaisaient à toute la famille, l'ensemble de l'ouvre ne pouvait être compris que par des adultes.

Le grand malentendu – fondé sans doute sur le genre plutôt que sur le contenu – consista à republier Mafalda dans des recueils destinés aux enfants, que les bibliothécaires classèrent sans hésitation entre Lucky Luke et Martine à la plage. Un malentendu, certes, mais aux heureuses conséquences: il ouvrit, pour des milliers d'enfants, une fenêtre sur la pensée des adultes. Ce fut une grande école d'ironie, d'humour noir et de fatalisme politique.

Lorsque j'ai commencé à lire ces bandes dessinées, j'avais à peu près l'âge des protagonistes – environ 8 ou 9 ans. Je pouvais déjà m'identifier à Felipe, ce grand anxieux, ou bien à Miguelito, ce petit mégalomane affligé d'une imagination incontrôlable. Je vivais les mêmes choses qu'eux, et j'éprouverais bientôt les mêmes angoisses. Leurs années 60 se transposaient sans problème avec mes années 70: nous demeurions avant tout des enfants de la classe moyenne.

Devenu adolescent, je continuai de lire Mafalda. Jamais cette bande dessinée ne me parut enfantine. Au contraire, je continuais de m'identifier aux personnages – quoiqu'un peu moins aux situations qu'ils vivaient, et davantage à leurs propos. Je nous découvrais, au-delà de l'anecdote, une parenté d'esprit intemporelle.

Il ne s'est guère passé une année, au cours des trois dernières décennies, sans que je relise au moins quelques bribes de Mafalda, et jamais cette parenté d'esprit ne s'est estompée. Mes affinités fluctuaient certes selon l'humeur du moment ou la saison de ma vie. Certains épisodes me laissaient désormais indifférent cependant que d'autres se nimbaient d'une lumière nouvelle – mais, dans l'ensemble, l'ouvre de Quino demeurait une grille de lecture valable de l'existence.

Puis, au cours des dernières années, une chose troublante s'est produite: je me suis mis à m'identifier aux parents de Mafalda. Jamais je n'aurais cru un jour me reconnaître dans ces anti-héros que Mafalda décriait, ridiculisait, critiquait, tournait en bourrique. Désormais, la gamine de Buenos Aires n'était plus moi: c'était ma fille.

Je venais, insouciant, d'enjamber un ruisseau invisible que jamais je ne pourrais passer en sens inverse. Un minuscule Léthé.

Toutes ces années, j'ai vécu dans l'illusion que Mafalda m'accompagnait dans le temps et l'espace. J'avais tout faux. Moi seul me déplaçais, tandis que Mafalda restait immobile. Peut-être même ne me déplaçais-je que par rapport à l'ouvre de Quino – car telle est la conséquence terrifiante de choisir une ouvre pour cadre de lecture de la réalité: l'ouvre devient une balise qui indique à quel chapitre nous en sommes de nos vies.

Si bien qu'en croyant relire nos livres d'enfance, nous mesurons en réalité le temps qui reste avant de tourner notre dernière page.