Hors champ

Dieu, le duct tape et vous

Permettez que je m'attarde encore un peu sur le cas de la science-fiction?

Nous parlions donc la semaine dernière, dans la foulée de l'auteur et chroniqueur Philip Marchand, du recours croissant au surnaturel dans la science-fiction grand public, et ce, au détriment de la science et de la raison.

Évidemment, il ne s'agit pas ici de pourfendre la notion même de surnaturel, mais plutôt de s'interroger sur l'intérêt d'une littérature qui l'utilise pour contourner les petits coincements narratifs qui surviennent dans tout récit.

Cet usage du surnaturel est de la même farine que le deus ex machina: un dispositif magique, et par conséquent inexplicable, en marge de la raison, qui permet de boucler une situation en vitesse. Une carte de Monopoly, en quelque sorte. Passez à Go, réclamez 200 $.

Le procédé, inventé par les Grecs quelque cinq siècles avant notre ère, consistait à provoquer le dénouement d'une tragédie grâce à l'intervention, littéralement, d'un dieu. Ledit dieu était palanté sur scène au dernier acte, par le truchement d'une grue (mêkhanê, en grec) qui nous semblerait sûrement assez comique aujourd'hui, habitués que nous sommes à des effets spéciaux de plus en plus léchés.

Un procédé comme un autre, donc, mais d'une élégance très discutable. Dans le grand coffre à outils de l'écrivain, le deus ex machina est l'équivalent du duct tape: rapide, facile à utiliser, mais laissant des raccords malpropres et peu durables. Pas étonnant que de nombreuses voix se soient élevées contre cette solution de facilité, depuis Horace jusqu'à Nietzsche.

Donc, disions-nous la semaine dernière, la science-fiction, à tout le moins la science-fiction populaire, à gros volume, recourt de plus en plus au deus ex machina – magie, surnaturel et autres notions pseudo-scientifiques -, contribuant à éloigner le public de la science, voire à l'en désintéresser.

Je ne me demande pas s'il faut être d'accord ou non avec ça. Je n'ai jamais cru que les pratiques littéraires, sous quelque forme que ce soit, devaient faire l'objet d'un accord ou d'un désaccord.

N'empêche, je m'interroge: cette tendance ne viendrait-elle pas confirmer – comment dire – à quel point la fiction nous semble désormais inconséquente, voire sans conséquence? Lorsque le texte n'a plus d'autre fin que le divertissement, et qu'en outre la fin justifie les moyens, alors à quoi bon se soucier d'éclairer qui que ce soit? À quoi bon la rigueur et la cohérence?

Bien entendu, éclairer et divertir ne sont pas des intentions mutuellement exclusives. Prenez la trilogie de Philip Pullman, À la croisée des mondes, une ouvre qui fait la promotion de la science, de la raison et de l'athéisme. Le pépin? Ces trois romans reposent sur une solide base de fantastique. Pourtant, le message passe bien. Les deus ex machina peuvent aussi avoir du bon.

Alors pourquoi s'inquiéter de la magie? Je ne saurais trop dire. Je touille ce ragoût parce que j'y devine un os. Une question importante.

Cette histoire de duct tape surnaturel dévoilerait-elle, en définitive, une certaine conception du lecteur, et du degré d'intelligence qu'on lui prête? Serait-on en train de croire que les gens ne savent plus simultanément s'amuser et comprendre des concepts?

LE CULTE DU CARGO

À propos, j'ai découvert un truc fascinant l'autre jour, sur Wikipédia. Ça s'appelle le culte du cargo.

On a surtout documenté ce phénomène dans le Pacifique Sud, après la Deuxième Guerre mondiale, à la suite de contacts entre des communautés aborigènes isolées et les troupes japonaises ou américaines.

Les aborigènes en question n'arrivaient pas à s'imaginer le monde extérieur, encore moins le concept d'industrie lourde, et l'abondance des biens qui arrivaient par avion leur paraissait proprement surnaturelle. Ni plus ni moins que des cadeaux envoyés par des dieux.

Afin d'obtenir leur quota de manne, certains insulaires inventèrent donc un nouveau culte, basé sur l'imitation des forces d'occupation (lesquelles bénéficiaient des faveurs divines): ils construisaient de fausses pistes d'atterrissage, des tours de contrôle et des avions en palmes de cocotier, et paradaient en uniformes militaires de pacotille.

On pourra se moquer de cette pensée prétendument primitive – et pourtant, il me semble qu'elle éclaire l'engouement actuel pour la magie, dans notre culture. Après tout, le culte du cargo n'est-il pas le culte du deus ex machina?