Je me rappelle lorsque mon éditeur a décidé de publier mon premier roman en édition de poche, il y a quelques années. La version originale me plaisait modérément, et j'ai donc annoncé mon intention de réviser le texte. Retirer les répétitions, imprécisions et autres irritants mineurs. Des détails, en somme. Ça ne risquait pas de me prendre plus d'une journée. Deux tout au plus.
Installé dans mon hamac, j'ai entrepris de relire le bouquin armé d'un Staedtler rouge. Au bout d'une heure, j'avais révisé un grand total de trois pages et demie, lesquelles disparaissaient sous un entrelacs de gribouillis, de nouvelles phrases, de ratures, d'ajouts. Voilà que j'étais en train de récrire le roman au complet – non: j'étais en train de me faire avaler. Je crawlais à contre-courant, au bord d'un trou noir.
J'ai finalement laissé le texte partir tel quel chez le graphiste, sans la moindre correction. La vie était trop courte pour faire des révisions.
Je me suis souvent demandé quelle invisible force gravitationnelle pouvait bien pousser un écrivain à récrire un livre. Récrire un manuscrit est un exercice banal. Les écrivains passent leur temps à récrire. Mais récrire un livre publié? Singulière entreprise, en vérité, qui témoigne de notre incapacité à vivre avec l'imperfection et la finitude.
Les cas de réécriture ont toujours attiré mon attention. Je pense à Dany Laferrière, bien sûr, ou à Michel Tournier, qui avait jadis écrit deux versions diamétralement opposées de son Vendredi – mais Gaston Miron demeure le réécrivain par excellence, lui qui a révisé et réédité six ou sept fois son Homme rapaillé.
Ces nombreuses versions s'expliquent aisément: Miron, d'abord interprète de son ouvre, résistait à en fixer la forme. Ses textes subissaient une croissance perpétuelle, quelque peu organique, et on regrette que le légendaire poète n'ait pas disposé de l'outil de réédition ultime: le Web. Peut-être le lecteur aurait-il eu droit non pas à une demi-douzaine de versions de L'Homme rapaillé, mais à plusieurs dizaines.
Nous devons à Douglas Coupland un récent et singulier cas de réécriture. En vérité, aucun mot ne décrit très bien ce que fait Coupland: il ne s'agit pas vraiment d'une réécriture, ni d'une mise à jour, ni d'une version 2.0. On pense plutôt à un palimpseste: un récit posé par-dessus un autre, mais sans le couvrir complètement, si bien qu'il subsiste des correspondances entre les deux récits, une sorte de dialogue en filigrane.
Le premier palimpseste de Coupland se composait de Microserfs (1995) et Jpod (2006). Tandis que le premier roman dressait un portrait de la technosphère avant l'explosion de la bulle Internet, Jpod donnait une version post-bulle, post-9/11 et post-Google du même monde. En lisant ces deux titres coup sur coup, le lecteur pouvait mesurer en un seul coup d'oil les années-lumière parcourues en dix minuscules années. L'effet était d'autant plus vertigineux que les deux livres étaient de grande qualité – du Coupland à son meilleur.
L'autre palimpseste, dont la seconde moitié arrive tout juste en librairie, est aussi intéressant, quoique moins convaincant: Coupland annexe très explicitement à son célèbre Génération X (1991) un nouveau roman intitulé Generation A. Ici encore, le lecteur s'amuse à chercher les correspondances entre un texte et l'autre, mais la chimie opère moins, sans doute parce que Generation A ne s'élève pas au niveau de Génération X. On ne s'attaque pas si facilement à certains classiques, fusse-t-on l'auteur.
Cela dit, ce nouveau Coupland est intéressant à un égard: il s'agit d'un récit de science-fiction situé cinq ou dix ans dans le futur. Or, je l'écrivais récemment, voilà des années que le romancier vancouvérois adopte un ton science-fictionnel: dans sa façon de magnifier certains détails du quotidien, de notre modernité, de notre technologie. Coupland est Monsieur Zeitgeist: le type qui possède si bien l'esprit du temps qu'il finit par le précéder un peu – et avec cette première ouvre de science fiction, on a le sentiment de le voir arriver enfin dans son élément.
Il n'est pas innocent que cette percée se soit produite alors que Coupland revisitait son tout premier roman. Revenir sur ses pas, se mesurer à soi-même est un jeu qui porte à conséquence – et voilà peut-être ce qui nous fascine dans ces réinventions: on sent bien qu'elles constituent moins la réécriture d'un livre, en fin de compte, que la réécriture d'un écrivain.
Claudel, aussi, avec « La ville » notamment – et le fait que la réécriture soit peut-être « meilleure » techniquement, mais soit plus faible que la version originelle
me pose souvent ces questions aussi, au moment poche ou traduction – est-ce qu’on est le même, si on veut corriger ou refaire, à part les bêtises élémentaires?
il y a l’exception Montaigne – mais le syndrome Bonnard c’est pas pour nous – et merci pour le petit signe Gaston Miron, il est toujours à grogner pas loin derrière nous, celui-là!
Claudel, aussi, avec « La ville » notamment – et le fait que la réécriture soit peut-être « meilleure » techniquement, mais soit plus faible que la version originelle
me pose souvent ces questions aussi, au moment poche ou traduction – est-ce qu’on est le même, si on veut corriger ou refaire, à part les bêtises élémentaires?
il y a l’exception Montaigne – mais le syndrome Bonnard c’est pas pour nous – et merci pour le petit signe Gaston Miron, il est toujours à grogner pas loin derrière nous, celui-là!
Les bons écrivains (tous artistes, en fait) sont rarement satisfaits de ce qu’ils ont écrit dans le passé. Parce qu’ils progressent et s’améliorent continuellement, et qu’ils trouvent toujours une meilleure façon de dire les choses.
Personnellement, j’ai décidé (si jamais on me publiait) de ne rien changer, et même d’oublier ce qui a été fait. À la limite je pourrais m’inspirer des changements possibles pour écrire quelque chose de totalement nouveau…
Peu importe le degré de perfection visé, on le dépasse toujours dans le temps, sans jamais atteindre cette « supposée perfection ». ;-)
Dans «Chemin faisant», où sont rassemblés des essais qu’il a publiés dans diverses revues au fil des ans, Jacques Brault est confronté à cette question de la réécriture. Dans un texte écrit en 1994 et ajouté à la fin de ce recueil, il nous offre de judicieuses réflexions sur le sujet: «Gatien Lapointe m’avait amicalement reproché une bévue à propos de Verlaine. Je n’ai pas supprimé (ç’aurait été trop facile) cette incidente qui figure dans «Une grammaire du coeur». Relisant ce livre après des années, j’ai d’abord eu le réflexe d’enlever ici, d’ajouter là,de modifier un peu partout, parfois de justifier, bref, de réécrire. Par exemple, une douteuse plaisanterie sur l’amitié antique et l’amour oblatif, ou encore certains propos sur le mythe, ambigu à force d’imprécision. Mais on ne se refait pas un passé sur mesure; paraphrasant Saint-Denys Garneau: l’avenir vous met toujours en retard. Et puis, pour qui se prend-il, ce vieux bonhomme qui s’imaginerait contraindre le jeune homme qu’il fut à battre sa coulpe? Malgré ce qu’on affirme, la pensée ne progresse pas avec l’âge en ligne continue. Elle serait plutôt errante et zigzaguante, volontiers quémandeuse et même chapardeuse, connaissant, tout emmêlés, de bons et de mauvais jours.»