Je lisais cette semaine un bouquin époustouflant: Accelerando, de Charles Stross, un roman de science-fiction qui raconte… Non, inutile de vous brosser le tableau. Les trois feuillets de ma chronique n'y suffiraient pas, tant le sujet, les concepts et la manière de ce livre sont tordus.
Toujours est-il que, m'enfonçant incrédule dans ce récit surréaliste, je me suis brusquement demandé si ce livre changerait ma façon de voir le monde.
Nous avons tous lu, je crois, de ces livres qui "changent nos vies". Bien sûr, tous les livres changent un tant soit peu la vie du lecteur – on ne sort jamais intact d'une lecture. Je pense cependant à ces ouvrages qui provoquent une déviation, une dérive importante, et changent radicalement la façon dont on voit le monde ambiant.
Après une minute de réflexion, j'ai conclu que non: le livre de Stross ne changerait pas vraiment ma façon de voir le monde. Pourtant, tous les ingrédients semblaient rassemblés pour en faire un-de-ces-livres-qui-altèrent-le-lecteur. Devenais-je insensible?
À quand, d'ailleurs, remontait le dernier roman qui avait changé significativement ma façon de voir le monde? Aucune idée. Votre recherche n'a donné aucun résultat, comme on dit.
Pourtant, durant les années 90, j'aurais su énumérer de nombreux titres. À l'évidence, les bouquins susceptibles de me déformer se faisaient de plus en plus rares.
Sans doute s'agit-il d'un phénomène tout ce qu'il y a de plus normal: les livres s'impriment plus profondément dans les esprits juvéniles, malléables, voire instables sur les bords. Enfants et adolescents tombent souvent dans des passions livresques exclusives, à la limite de la distorsion. C'est l'âge d'or du bovarysme. Durant la vingtaine, le lecteur devient progressivement plus sélectif, et aussi plus engagé. Il s'emballera moins aisément, mais l'influence d'un livre n'en sera que plus profonde.
Me voilà donc aux prises avec une ennuyeuse équation: plus le lecteur vieillit, moins il découvre de livres qui changeront son regard. La faute n'en revient pas aux livres, bien entendu, mais à une absence de prédisposition du lecteur. Avec le temps, nous devenons moins impressionnables, moins prompts à nous enthousiasmer pour l'exotisme et la différence. Notre vision du monde se cristallise, les livres ne nous transpercent plus aussi facilement.
Nous devenons mieux outillés pour comprendre, mais aussi mieux carapacés. Ce n'est ni bien ni mauvais: cela s'appelle l'expérience.
Je n'ai jamais vraiment eu peur de vieillir. En revanche, notre vieillissement collectif m'inquiète parfois un peu – et lorsqu'il s'agit du vieillissement du lecteur, alors je me pose certaines questions.
Voyez-vous, les livres-qui-changent-vos-vies ne sont pas des objets purement personnels, individuels. Au contraire, ils deviennent souvent des livres cultes – pas forcément des best-sellers, mais plutôt des long-sellers: des titres qui se vendent durant de nombreuses années, voire de nombreuses décennies, propulsés par le simple bouche à oreille.
Ces phénomènes de publication s'intitulent: Sur la route, Abattoir 5, L'Attrape-cours, Traité du zen et de l'entretien des motocyclettes, Cent ans de solitude, Siddhartha, Guide du voyageur galactique.
Or, le livre culte est un objet excentrique au sein de la bibliosphère: un corps céleste dont l'orbite échappe au cycle promotionnel. Sa principale qualité consiste d'ailleurs à déranger l'ordre établi, en vertu duquel un ouvrage n'est censé jouir de la vie publique que durant les trois mois et des poussières qui suivent sa publication.
Il s'agit d'une faille du système: un texte qui échappe totalement à l'auteur, à l'éditeur, au distributeur. Un objet proprement anindustriel – et un objet, en outre, qui constitue le sous-produit presque exclusif des adolescents et des jeunes adultes.
Or, que se passe-t-il lorsque le lectorat est vieillissant? Ou, plus exactement, que le groupe démographique qui lit des livres se compose de gens de plus en plus vieux?
Notez bien, je ne demande pas si les jeunes lisent. Il s'agit d'une question absurde. Les jeunes lisent, n'ont peut-être jamais autant lu. En fait, ils passent leur temps à lire. En revanche, ils ne lisent pas forcément des livres. Ils consomment le texte sous d'autres formes. Désormais, le livre subit la concurrence grandissante d'autres unités de mesure: caractères, octets, billets, statuts, articles, paragraphes et miettes diverses.
Sans doute les nouveaux lecteurs trouveront/produiront-ils d'autres textes-qui-changent-une-vie, d'autres textes cultes – mais ces textes ne prendront pas nécessairement la forme du livre. Je pose donc la question: assistera-t-on au déclin du livre culte?
Bonne question.
Je ne crois pas ou ne sais pas.
Chaque génération ne recelle-t’elle pas son lot,
petit ou gros?
Qu’est-ce qui défini un livre culte? Est-il culte parce le livre traverse le temps et amène les gens à une certaine réflexion ou est-il d’abord défini comme un livre culte pour que les gens le lisent par la suite? Un peu à l’image des Oscars ou de la Palme d’or que l’ont décerne à des films cultes qui rempliront les salles de cinémas par la suite… Je préfère la première version, il y a parfois de petits trésors à découvrir et elle prolonge le rêve à travers le temps.
Et si le phénomène appelé « livre culte » n’était, en réalité, ni en régression ni en progression?
Parce que, si ce qui distingue ce phénomène est sa trajectoire qui « échappe au cycle promotionnel », alors il pourrait fort bien y en avoir plusieurs actuellement en circulation sans pour autant avoir été reconnus comme tels. Jusqu’à présent.
Trop près d’une orbite, on ne perçoit pas le mouvement. Il faut un certain recul pour s’en rendre compte…
Un livre-culte c’est peut-être un écrit qui apporte des réponses aux questions d’une époque ou d’une étape de vie… (???)
Quels sont les questions de notre époque ou de notre étape de vie? Quel livre peut y répondre? Y a-t-il autant de livres que d’individus?
Qu’arrive-t-il au livre-culte si la société est hyper-individualisée? Peut-être que le phénomène est en « dilution » : beaucoup de « joueurs » dans la mêlée, une mêlée où règne la « production » plutôt que l’art.
Qu’arrive-t-il au livre-art? À l’art de livre?
J’avoue que je suis en orbite monsieur Perrier! (rires) tout tourne autour de votre réponse… :)
Je crois et croirais toujours au livre culte, en théorie. Ou dans l’idéal, si vous voulez. Plus une personne est vivante, plus elle aura de livres cultes qui joncheront son parcours de vie. Un livre qui balise chaque étape, chaque pallier, un pour chaque prise de conscience. Il y en a même qu’il l’appelle leur livre de chevet, celui que tu n’as pas besoin d’ouvrir pour le lire. Parce qu’il se lit mieux dans le silence de ta conscience qui assimile.