Dans le grand écosystème littéraire grouillent mille bestioles: à nageoires et à plumes, unicellulaires et vertébrés, animalcules qui rampent ou grouillent ou vibrent, prédateurs, herbivores, parasites et commensaux, tous confondus dans la même grande course vers la lumière, la nourriture et la vie.
Au sein d'un écosystème, chaque individu, chaque espèce joue un rôle. On ne peut purger la littérature de quiconque sous prétexte qu'il n'est pas assez, justement, littéraire. Agatha Christie, Léon Tolstoï et Patrice Desbiens: tout le monde à bord de la même galère.
Certains voyagent en première classe, certes, d'autres rament sous les coups de fouet, et d'autres dorment dans la sentine, ce qui explique d'ailleurs que l'on veuille régulièrement passer certains auteurs par la planche – mais à quoi bon? Les mutineries ont ceci d'improductif qu'elles donnent l'illusion de contrôler la galère.
Voilà pourquoi, de temps à autre, je m'interroge sur des phénomènes pas forcément transcendants, qui ne me plaisent guère, mais que l'on ne peut simplement balayer du revers de la main. Lorsqu'un romancier vend 10 millions d'exemplaires, on n'est pas forcé de l'aimer – on est même autorisé à l'haguir un peu – mais on peut difficilement faire l'économie de la curiosité.
Ne pas s'intéresser aux causes d'un tel engouement, c'est refuser de s'intéresser à la nature du lecteur, à la nature de l'institution littéraire – et, plus largement, à la nature humaine. Pour un écrivain, il s'agit d'un péché capital.
J'ai parlé, dans cette chronique, des best-sellers et des long-sellers, des invendus, des invendables, des introuvables et des épuisés, de la longue queue et des publications à compte d'auteur – mais je ne crois pas avoir parlé des fast-sellers. Je l'ai réalisé il y a deux semaines, en lisant Bookninja, un blogue qu'anime le ninja et poète George Murray.
On venait d'annoncer qu'un million d'exemplaires du dernier bouquin de Dan Brown s'étaient vendues en 24 heures. Not bad, Danny Boy. Murray – notoirement brownophobe – faisait cependant remarquer qu'à sa sortie, en 1952, Le Vieil Homme et la Mer s'était écoulé à 5,3 millions d'exemplaires en deux jours. Aah, on peut toujours compter sur Papa Hemingway pour jaillir de l'histoire, à peine poussiéreux, et envoyer un jab au menton de la postérité. N'écrit-on pas, disait-il, afin de battre les morts à leur propre jeu?
Il faut cependant préciser que ce n'est pas le roman d'Hemingway en tant que tel qui s'est vendu à 5,3 millions d'exemplaires, mais plutôt le numéro de Life du 1er septembre 1952, qui reproduisait le texte dans son entièreté (quelque 26 000 mots). N'empêche.
Dans un autre ordre de magnitude, mais pas moins impressionnant, la version originale du Jeu de l'ange, de Carlos Ruiz Zafón, se serait vendue à quelque 600 000 exemplaires en une semaine, ce qui en ferait le vendeur más rápido de l'histoire de la littérature espagnole. La moyenne des romanciers seraient heureux de vendre autant de titres en l'espace d'une vie entière.
Évidemment, les records de rapidité reviennent sans contredit à Celle Dont On Ne Peut Prononcer Le Nom: Harry Potter et le Prince de sang-mêlé s'est écoulé à 7 millions d'exemplaires en 24 heures, tandis que Harry Potter et les Reliques de la Mort a dépassé les 8 millions d'exemplaires. À cette échelle, les chiffres ne signifient plus grand-chose. Même le mot "phénomène" semble insuffisant.
On pourra spéculer sur la raison d'être, l'utilité et le rôle (néfaste ou bénéfique) des fast-sellers. Apportent-ils une saine attention médiatique sur la littérature ou, au contraire, polarisent-ils l'intérêt des lecteurs? Encouragent-ils la lecture ou nivellent-ils le lectorat par le bas? Sont-ils le carburant des grandes surfaces, le prétexte pour l'effondrement des prix, la victoire du capitalisme sauvage? Ou simplement un symptôme de cette époque où chacun veut faire partie d'un groupe, d'un réseau?
Il se trouve toujours des gens pour vouloir réécrire les écosystèmes: éradiquer les maringouins ou les loups, introduire des boufs musqués, parquer les dingos, gérer les morues et les phoques. Les écologistes sont habituellement plus nuancés: ils savent que chaque espèce joue un (ou plusieurs) rôle(s), et qu'en s'y attaquant, on risque des créer des déséquilibres – même si, souvent, on ignore lesquels.
La question demeure donc en suspens: le fast-seller équivaut-il à un baby-boom de lemmings, à une poussée de grippe de Hong Kong ou à un débarquement d'ours polaires?
Moi qui n’a pas lu la trilogie de Stieg Larson et JK Rowling, je crois que je ne rate rien. Le fast seller est provoqué par l’hypermédiatisation d’un auteur. Les auteurs médiatiques, je les fuis. À quelques exceptions bien sûr, j’en lis quelques-uns. Mais je deviens très méfiante quand un livre se vend si rapidement. Pourquoi aller vite en toute chose ? Je me le demande. Je lis ce que je veux et bien souvent je préfère dénicher les perles rares dont personne ne veut entendre parler. Le monde de l’édition est devenu un véritable cirque. Le livre est devenu un produit comme un autre. Ça me fait horreur.
Voilà c’est dit. Je préfère les slow sellers.