Revenons sur la curiosité que, la semaine dernière, je désignais parmi les qualités cardinales du romancier. Pour ainsi dire un devoir.
Il en va ainsi depuis très longtemps, bien que cette curiosité ait autrefois pris des formes simples. Pour faire le plein, il suffisait alors de regarder autour de soi, d'espionner ses contemporains au café du coin et dans les réunions de famille, ou de suivre les chiens écrasés dans la gazette locale.
(Je fais évidemment abstraction de cette variété de curiosité que l'on oriente vers soi-même, laquelle peut suggérer à l'écrivain toutes sortes d'amusants comportements: tomber en crise mystique, provoquer un colosse ivre en combat singulier, cuisiner une marmite de LSD.)
De nos jours, la curiosité prend mille nouvelles formes. Je me livrais hier encore à l'inventaire de mes appendices électroniques. La liste n'est pas reluisante: je surveille chaque jour un compte Facebook, deux comptes Twitter, un compte Delicious et cinq comptes de courrier, sans oublier quelque 70 flux RSS, les commentaires sur mon blogue, et plusieurs douzaines de requêtes plus ou moins cohérentes dans l'un ou l'autre des engins de recherche de Google.
Pourquoi tant d'appendices sur le Web? La curiosité. Un peu pathologique sur les bords, j'en conviens, mais la curiosité tout de même.
Pour un romancier généraliste comme moi – c'est-à-dire un romancier livré à sa propre curiosité -, l'apparition du Web s'est produite telle une sorte d'épiphanie. Auparavant, je me documentais en bibliothèque. Ces après-midi de recherche étaient parfois agréables, mais le plus souvent fastidieux. Petites fiches, petits papiers, escaliers, photocopieuses. Le Web, en comparaison, semblait supraluminique, hygiénique et totalement automatisable. La bibliothèque était spatiale, et le Web, organique – si bien que la documentation numérique semblait parfois animée d'une vie propre.
Le Web: une grappe de méduses qui palpitent et brillent dans la noirceur insondable de l'océan.
Mais on le sait, la beauté des méduses n'a d'égale que leur toxicité – aussi mon rapport au Web traverse-t-il d'étranges cycles: deux fois par année, je me rétracte. Je déblogue, je cesse d'alimenter Twitter et Facebook, je néglige mes fils RSS, je considère même la possibilité de fermer tous mes comptes pour de bon – y compris mes comptes de courrier.
Généralement, ce malaise numérique se manifeste après la lecture d'une chronique de Louis Hamelin, ou d'un article sur l'utilisation du Ritalin chez les chercheurs universitaires. Il m'arrive aussi d'aggraver volontairement le malaise: en lisant des livres comme Amusing Ourselves to Death, de Neil Postman, par exemple. (Des heures de plaisir en perspective.)
Un ami biologiste m'a parlé, un jour, de certaines souris de laboratoire grâce auxquelles on avait identifié un gène fascinant. Lorsqu'on inhibait le gène en question, la souris se tenait au centre de sa cage. Lorsqu'au contraire le gène était surexprimé, le rongeur restait près des barreaux.
Imaginez, si vous préférez, un microscopique interrupteur dans le cerveau de la souris. Off, le rongeur se tient au milieu de la cage. On, il reste en périphérie. (Cette métaphore est simplificatrice, je sais. C'est le propre des métaphores. Je prie les microbiologistes de bien vouloir me pardonner.)
Cette découverte peut paraître absurde: le code génétique, après tout, résulte d'une adaptation au milieu naturel. Quel gène pourrait bien contrôler le comportement d'un animal dans une cage?
Réponse: le gène (ou l'un des gènes) de l'exploration.
Dans la nature, voyez-vous, le rongeur doit trouver un équilibre entre le besoin de rester à l'abri et celui de sortir s'alimenter. Trop casanier, l'animal crève la dalle. Trop explorateur, il se fait happer par un hibou. Vous saisissez le dilemme? Quant au comportement à l'intérieur d'une cage, il est tout bonnement contextuel – comme tant de nos propres comportements, d'ailleurs.
Ces rongeurs révèlent bien des choses sur notre espèce en général, et sur le romancier généraliste en particulier. J'ai de plus en plus l'impression que mon métier (qui n'en est pas un) repose sur l'équilibre entre mon devoir de curiosité et la nécessité de me protéger – et ce dilemme explique en grande partie mes cycles amour/haine à l'égard du Web. Lorsque je fais l'inventaire de tous mes blogues, de mes flux, de mes comptes, j'ai l'impression de me comporter comme une souris avec le piton collé.
Nous vivons décidément une époque formidable, vous ne trouvez pas?
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Une époque formidable? Certainement.
Mais aussi une époque où il importe de tenir fermement la barre, sinon nous risquons de partir à la dérive, à la merci de tous les courants, et de n’aller véritablement nulle part au bout du compte.
Nous vivons actuellement une époque où le déficit d’attention devient de plus en plus commun. Trop sollicités de part et d’autres, avec notamment cette « saleté » de téléphone cellulaire qui nous poursuit intempestivement partout et continuellement, nous ne savons plus prendre le temps pour apprécier et comprendre ce que nous croisons, tellement tout se bouscule à un rythme intenable.
Afin de ne pas être en reste, parce que nous pensons qu’il ne faudrait tout de même pas nous limiter en n’allant pas fouiner partout où le fouinage s’avère désormais possible sans effort, nous multiplions à l’infini les entraves à un suivi constructif et réfléchi de notre pensée. Nous vivons à l’ère de l’interruption continue.
Et toute interruption nuit à la créativité.
La recherche en bibliothèque avait des côtés fastidieux? Évidemment. Mais ce moment d’isolement, de silence, était également éminemment propice au développement de la pensée, à la créativité.
Parfois, le progrès n’est pas un aussi grand pas vers l’avant qu’il ne paraît…