J'en reçois peu. J'en demande rarement. Ne faisant pas de critique, je suis disqualifié d'entrée de jeu.
Je parle de ces enveloppes à bulles dans lesquelles arrivent les SP. Les fameux services de presse. Ces exemplaires promotionnels que les éditeurs envoient plus ou moins parcimonieusement aux médias et journalistes, dans le dessein d'obtenir leurs 15 minutes de gloire réglementaires.
J'écris "plus ou moins parcimonieusement" parce que tout dépend de la valeur matérielle de l'ouvrage: certains bouquins en pulpe d'épinette sont distribués gratuitement jusqu'aux confins d'Andromède, véritables spams culturels, cependant que les livres de collection à tirage limité, imprimés sur vélin sibérien, numérotés à la feuille d'or, avec échantillon d'ADN de l'auteur, ne vous sont offerts qu'après moult suppliques et négociations.
Les SP jouent un rôle considérable dans le milieu, pour deux raisons. La première: ils sont gratuits et complètent donc le salaire pas toujours reluisant du journaliste culturel. J'en ai connu certains qui, crevant une dalle perpétuelle, parvenaient pourtant à se constituer de somptueuses bibliothèques.
La seconde raison est corollaire de la première: les SP peuvent vous étouffer.
Si vous suivez l'émission Voir sur les ondes de Télé-Québec, vous aurez sûrement entrevu la montagne de SP qui recouvre le bureau de Tristan, mon estimé chef de section. En début de saison, la scène a quelque chose d'amazonien: des piles de bouquins (prétendument classés) qui s'élèvent depuis le plancher jusqu'aux rebords du cubicule barrent le chemin, encombrent les meubles, déboulent chez les voisins en avalanche sourde.
Il se publie à l'échelle planétaire, affirment certains, un livre toutes les 30 secondes. Si vous en doutez encore, passez aux bureaux de Voir afin d'admirer l'environnement immédiat de Tristan. (Dites que vous venez de ma part.)
Bref, je ne reçois que peu de SP. J'en demande encore plus rarement. Lorsque d'aventure une enveloppe à bulles tombe dans ma boîte aux lettres, j'en reste baba. Qui donc pense à moi, dans le grand grouillement universel? Que me veut-on? Qu'attend-on de moi?
Règle générale, je rechigne à parler d'un livre que je n'ai pas payé. Je crains d'exprimer un biais favorable involontaire, induit par la gratuité, cependant que le lecteur lambda, lui, mesurera son contentement à l'aune de ce qu'il a déboursé. À 25 dollars pièce, on devient exigeant.
Quoi qu'il en soit, je suis le premier à reconnaître qu'il s'agit d'un scrupule excessif. Que voulez-vous, la gratuité continue de m'apparaître comme une faveur plutôt qu'une pratique normale de l'industrie culturelle: ça me rend poli. Or, le critique ne doit pas être poli. Pas forcément impoli non plus, notez bien. Juste autonome.
Les journalistes au long cours, ces vieux marins qui ont reçu des milliers et des milliers de SP, ne souffrent apparemment plus de ce genre de cas de conscience. J'aime les croire incorruptibles, capables d'indépendance. Dotés d'anticorps.
TROUS NORMANDS
Il est admis que je ne termine pas tous les romans que je commence à lire. La tendance aurait même tendance à s'alourdir avec les années. Le temps manque chroniquement, et tous les bouquins n'obéissent pas à la loi de Cortázar – laquelle stipule qu'un roman doit résister à la force gravitationnelle, qui tend à faire tomber les objets des mains du lecteur.
Je ne veux pas pourtant insinuer que les livres qui me tombent des mains sont de mauvais livres. D'ailleurs, ils ne tombent pas vraiment: ils flottent dans les airs, à mi-chemin du plancher, dans les limbes de l'apesanteur. Plutôt suspendus qu'interrompus.
Ce phénomène a récemment pris une drôle de tournure: chaque roman semble en appeler un autre.
Je commence La Maison des feuilles de Danielewski, par exemple. Je suis emballé, emporté. Puis, au bout de 220 pages, la nausée s'empare subitement de moi. Je suis saturé. Je m'empare aussitôt d'un Hunter Thompson, Fear and Loathing in Las Vegas – comme un antidote à Danielewski. J'y plonge comme un fou, abats 120 pages en quelques heures, et voilà que je ressens la même nausée. Je crois me guérir de Thompson en m'attaquant à Empire du Soleil, de J.G. Ballard. Et ainsi de suite.
J'ai l'impression que chaque roman agit en ce moment tel un trou normand: ce coup d'eau-de-vie censé offrir un contraste salutaire par rapport au plat précédent.
Une petite bouchée de SP avec ça?
Le sourire n’est jamais tombé de mes lèvres en lisant cette chronique « enveloppes à bulle », peut-être parce que justement j’en trouve dans ma boite à lettres depuis peu, et peu. Je ne me classe pas encore dans les désabusés de la gratuité livresque. J’ai une tour de livres tirés d’enveloppes à bulles et elle ne risque pas de s’écrouler, j’y veille. Car s’il y a une seule chose à laquelle je tiens devant cette faveur, c’est de lire le livre. Ne pas en faire des piles, couchés ou debouts.
Est-ce je suis plus clémente devant le SP que devant le livre déboursé ? La question, je me la suis posée aussi intensément qu’un tourment. Je tremblais d’être partiale et je tremblais tout autant de ne pas être intègre.
Ce qui m’a sauvé d’un tremblement de coeur ? Ce sont les lecteurs du Passe-Mot, mon carnet de littérature québécoise. Et à l’écrivain auquel je pense bien avant la maison d’édition qui m’expéde l’enveloppe à bulles. Surtout que je me disais dans mon for intérieur qui s’avançait comme un fort ; si la maison d’édition me trouve inadéquate, elle n’a qu’à ne plus m’en envoyer … Et vlan, un coup dans l’indépendance ! Tandis que sans lecteurs, pourquoi écrirais-je des billets sur mes lectures ? Pourquoi rendrais-je public mon journal de lecture ? Et les écrivains, eux, je sais, c’est plus délicat, surtout avec le phénomène facebook où la moitié de mes amis sont des écrivains québécois. Va encore de critiquer un écrivain allemand et même français, il ne va pas se ramasser nécessairement chez moi à lire. C’est incognito. Et s’il y a quelque chose, il va s’en contrebalancer à la quantité de blogueurs et de critiques pour un seul livre ailleurs. Tandis qu’ici … surtout les premiers romans dont je fais grand cas !
Comment j’y arrive ? Le respect à mes lecteurs pour qui je me suis pris de sympathie sincère. Déjà juste qu’ils me lisent et je les aime tendrement ! Je n’ai jamais été autant lu de ma vie, pensez-vous que je vais les trahir et ne pas tenter de leur donner l’heure juste ? Car, l’enjeu est qu’ils achètent un roman qui ne leur conviennent pas parce que j’aurais avancé une étiquette qui ne représente pas le contenu.
Je sais, comment donner « l’heure juste » dans une sphère aussi subjective ? Impossible, on ne peut que tenter de la donner, par exemple, par la constance. On finit par connaître un chroniqueur, on si fie sur ses goûts, ses cotes, ses thèmes affectionnés, surtout si on peut bavarder avec lui dans les commentaires. Et s’il y a des questions, des flottements, on s’explique. Cet échange interactif est précieux car il complète le tout. Je ne le néglige surtout pas, et répond à chacun des commentaires qu’on me laisse. Je m’y abandonne encore plus que dans le billet où j’essaie à tenir une certaine rigueur.
Malgré tout, ce n’est pas une science et évidemment que j’ai failli dans mes « heure juste » et plus souvent que je le voudrais. Mais de le vouloir est faire preuve d’une bonne volonté qui te pousse à vraiment te donner la peine de situer le livre et à communiquer tes impressions le plus justement possible, c’est à dire en n’ayant pas peur de les présenter comme du subjectif.
Ce qui fait que les SP je les reçois le coeur content et même que j’en pète les bulles !
P.S. : Ma suggestion ? Les journalistes qui ne peuvent vraisemblablement pas tout lire refilent leur surplus de colonnes de livres à des blogueurs consciencieux. Et je ne parle pas pour et de moi qui a déjà sa part, mais certains en seraient certainement honorés.