Lorsque j'ai signé mon premier contrat d'édition, en 1999, l'une des clauses incluait les droits numériques. Il s'agissait – et s'agit encore – d'une pratique normale: lorsque vous consentez une licence sur un texte, elle inclut généralement tous les avatars imaginables: imprimé, audio, braille, gravure sur béton, graffiti, format numérique – sans oublier les adaptations.
Il y a dix ans, donc, l'avènement du numérique semblait suffisamment imminent pour qu'on prenne la peine d'inclure ces droits dans un contrat. Le problème, c'est que personne ne savait exactement quelle forme prendrait le texte numérique. Les fameuses clauses demeuraient donc floues, vastes, prudentes.
En 1999, le Web était un endroit fastidieux: le moindre bout de ASCII prenait plusieurs secondes à télécharger. L'écran de base demeurait le massif SVGA de 50 kilos, et personne n'envisageait de se taper l'ouvre intégral de Zola sur ces périphériques primitifs.
Aujourd'hui, le livre électronique émerge (enfin?) – et pourtant, la situation demeure imprécise. Malgré l'enthousiasme des early adopters, le phénomène ne s'est pas encore imposé comme un paradigme populaire. Contrairement à la déferlante MP3, le e-bouquin s'amène par à-coups – aussi trouve-t-on, sur le Web, une infinie variété d'opinions, de prédictions et de théories sur la question. Or, en ce domaine, il est inhabituel de voir la théorie précéder la pratique. Règle générale, les technologies sont adoptées par décret des masses, non des théoriciens.
Situation inhabituelle, donc, mais diablement intéressante. J'ai chaque jour l'impression de voir l'avenir se construire sous mes yeux, un bloc Lego après l'autre, et ce processus est à la fois fascinant et inquiétant.
Il se trouve pas mal de spécialistes, par exemple, pour annoncer que les droits d'auteur ne constitueront bientôt plus une source fiable de revenu – et ce, pour de multiples raisons, allant des nouveaux modèles de rémunération jusqu'au piratage-qui-finira-bien-par-devenir-une-réalité-vous-verrez-bien.
Certes, le livre électronique apportera probablement une baisse de revenus de vente pour tous les écrivains. On l'a vu pour la musique, on le verra pour le texte. Ce détail a peu d'importance pour la majorité des auteurs qui, de toute façon, ne vivent pas de leur plume: ils perdront quelques dollars, mais gagneront en visibilité. Le résultat est kif-kif. Les auteurs de best-seller, quant à eux, perdront quelques touffes de poil sans trop en souffrir. J'ai de la difficulté à m'alarmer pour le romancier qui encaissera 300 000 $ par titre plutôt que 400 000 $.
Ce qui risque de disparaître, me semble-t-il, c'est plutôt l'écrivain de classe moyenne: celui qui vit à peu près de ses droits d'auteur.
Cet écrivain occupe une position unique, puisqu'il peut développer son ouvre à temps plein (ou presque), sans pour autant subir la contrainte constante de son agent, de son éditeur, de sa maison de publication, de son producteur – sans oublier les attentes de millions de lecteurs.
L'auteur de classe moyenne ne fait pas dans le placement de produit ni dans le produit dérivé. Il est indépendant à la fois sur les fronts créatif, financier et temporel. Il se situe entre le département de R & D et l'industrie lourde, en somme.
Or, la classe moyenne est un écosystème qui repose entièrement sur les revenus de vente. Que se passera-t-il si ces revenus baissent? Assistera-t-on à une disparition de la classe moyenne, ou simplement à son déplacement? Et quel en sera l'effet sur le développement du corpus contemporain?
Cette histoire de la classe moyenne pose aussi une question importante à l'égard de l'autorité du contrat d'édition: si ce bout de papier doit garantir les revenus et les droits de l'écrivain, que se passe-t-il lorsque les revenus deviennent accessoires et que les textes se retrouvent piratés?
Je repense parfois à mon premier contrat d'édition, à tous ceux que j'ai signés depuis, et à tous ceux que je signerai dans le futur. Les clauses s'adaptent peu à peu, cherchent à devancer les nouvelles pratiques – et pourtant, j'ai l'impression que le livre électronique battra tout le monde de vitesse, comme la tortue que l'on sait.
À défaut de conclure, je vous laisse sur cette citation douce-amère, attribuée au général Eric Shinseld et très librement traduite par votre tout dévoué: "Vous n'aimez pas le changement? Vous aimerez encore moins l'obsolescence."
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