L'écosystème économique du livre repose sur une variable très rigide: le temps. Tout le reste tient du détail.
On regarde un film ou un spectacle en deux heures. On écoute de la musique en faisant autre chose. Le livre, en revanche, exige plusieurs heures d'attention exclusive, si bien qu'on mesure la lecture plutôt en jours qu'en heures.
Même si le lecteur disposait de moyens financiers illimités, il devrait en fin de compte composer avec le nombre d'heures – immuable – que contient une journée. Presque tout le monde, dans mon entourage, achète déjà plus de livres qu'il ne peut en lire.
Il en découle donc que, dans un contexte d'hyperpublication, mettre un livre sur la place publique devient une bataille non seulement pour attirer l'attention du lecteur (ce qui demeure relativement simple), mais aussi pour le convaincre d'y consacrer son temps (nettement plus ardu).
Le temps est le grand adversaire du romancier. Si votre dernier roman exige environ 5 heures de lecture et que vous visez un lectorat de 10 000 lecteurs (un chiffre somme toute modeste lorsque vous vivez de votre plume), alors vous briguez en fait un total de 50 000 heures de lecture! Dans le cas du dernier Dan Brown, ce sont des dizaines de millions d'heures qui s'évaporent ainsi dans l'éther.
Imaginez ce que représenteraient ces millions d'heures si on les consacrait à autre chose. Faire du bénévolat ou faire l'amour, cultiver des bonzaïs, courir, fouiller dans les ordures, dormir.
Le syndrome de Shiva
J'ai commis l'erreur de complimenter un écrivain sur son dernier livre. Mauvaise idée: non seulement cet auteur semblait-il peu sensible aux compliments, mais, au contraire, les compliments paraissaient l'indisposer d'une manière secrète et indéfinissable.
Je savais pourtant qu'il valait mieux éviter le sujet. C'était la seconde fois que je complimentais cet auteur, et la seconde fois que j'éprouvais le net sentiment de commettre un impair. (Comme quoi, en société, il faudrait toujours se conformer aux Deux Préceptes Sacrés du Jeune Auteur: bois de l'eau et ferme ta gueule.)
Voilà bien un phénomène qui dépasse et confond le lecteur lambda: comment diable un auteur peut-il ne pas aimer ses propres textes et se méfier des éloges?
Récemment invité à parler devant une classe, je me suis surpris à démolir méthodiquement mon propre livre, que les étudiants venaient de passer plusieurs heures à étudier. Le massacre s'est produit presque malgré moi, comme une pulsion de mort. Grave erreur diplomatique: un malaise s'est aussitôt abattu sur la classe. Personne, je crois, ne comprenait bien ce que j'étais en train de faire. (Troisième Précepte Sacré du Jeune Auteur: l'autodestruction demeure socialement inexplicable.)
Singulière relation qui unit le créateur à sa créature. Beaucoup d'entre nous, je le sais, ne parviennent pas à apprécier leurs propres textes, à les relire avec satisfaction. Cela répond (je suppose) à un besoin profond: détruire afin de mieux reconstruire. Faire table rase pour aller plus loin, plus haut.
Générations
Pendant des années, au Québec, l'écrivain type fut prof de cégep. Parfois rentier, certes, de temps à autre ingénieur ou pharmacien, plus rarement boursier chronique ou abonné au B.S. – mais le gros du contingent bossait dans les cégeps.
Vous imaginez le profil de ces individus: versés dans l'analyse et la lecture, connaissant à fond leur corpus – et, surtout, immergés dans une culture de résistance. Le prof de cégep doit sans cesse combattre l'inertie, faire passer la matière, convaincre, intéresser, éveiller, et sanctionner. Une lutte interminable afin de vendre une matière jugée indigeste, moins intéressante que n'importe quoi d'autre, incluant la Ligue de hockey junior majeur.
Une génération de profs-écrivains, donc, ou d'écrivains-profs, et l'on peut supposer que cette dualité aura influencé, d'une façon ou d'une autre, leur manière d'écrire. Leurs choix narratifs et esthétiques. La manière dont ils auront raconté (ou refusé de raconter) une histoire.
Au Salon du livre de Rimouski, la semaine dernière, je me suis retrouvé assis à une grande table Chez Saint-Pierre. Une vingtaine d'écrivains et d'éditeurs. Des jeunes, pour la plupart – et, que je sache, pas un seul prof de cégep à table. En face de moi, en revanche, discutaient cinq jeunes écrivains qui tous tâtent du scénario. Télévision, cinéma, webtélé. Bientôt, ce sera le jeu vidéo.
Question de la semaine: comment cette génération de scénaristes différera-t-elle de la génération des profs?
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Je suis pas sûre que je vais être géniale dans ma réponse, mais il faut atteindre son quota heures d’humilité dans une vie et je ne suis pas à date.
Je dirais que cette nouvelle génération d’écrivains sera plus visuelle, fonctionnant par flashs, les mots appelant les images fortes, le débit déboulant à un rythme rapide, saccadé, avec peu d’introspection. Les sujets seront moins fouillés, plus en surface, plus sensationnels. Les phrases seront plus courtes, plus incisives, plus confiantes. Les personnages esquissés bougeront rapidement, à la poursuite de l’action et de leur destin. Ils seront des questions, plus rarement des réponses.
Leurs auteurs, à moins fouiller et analyser ce qu’ils lisent, se remettront moins en questions. Est-ce que se sera une bonne chose ? Ma réponse est un peu plate, je dirais que ce que l’on perd, on le gagne ailleurs, ça reviens donc au même. Voilà pourquoi, c’est si important de lire des écrivains de toutes les époques, pas seulement de dernière fraîcheur. Le lecteur, lui, peut aller chercher le meilleur de tous les mondes.
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Votre première partie faisait allusion au budget temps à consacrer à la lecture, vous n’avez pas abordé la vitesse de lecture de chacun. Il y a des gens qui prennent 5 minutes à laver la vaisselle, d’autre une demi-heure. Même chose pour la vitesse de lecture. Ça diffère d’une personne à l’autre et, dans mon cas, ça diffère d’un livre à l’autre. Je ne lis pas le genre de littérature que j’ai décrite ci-dessus lentement, en savourant. Mangez-vous un hamburger à la même vitesse qu’un osso bucco ?
Lentement ou rapidement, on dira toujours quand on a aimé une histoire ; je l’ai dévorée.
des cerveaux torturés , pas tonitruants pour deux sous , trop isolés peut-être , pas nécessairement mal intentionnés, incapables de tenir en laisse , ni leur angoisse ni leur langue de serpent, iraient-ils jusqu’à penser , encore plus , insinuer en chuchotant en secret , jetant un coup d’oeil furtif et craintif de par-dessus leur épaule, au coin de la rue , de la phrase, , que nous vivons depuis un certains temps déjà , sous le parapluie de l’art académique ? Cela se peut-ce comme dirait SANA. ???
Vous devriez lire Fante/Mencken Correspondance (coll. 10/18). Une bricole de 181p. Hilarant. Pas comparable à votre situation mais l’allusion, dans le contexte de ce billet, en vaut la peine.
Quant au profil de l’écrivain à venir, ie la génération qui remplacera la présente, je n’ai absolument aucune idée à quoi elle ressemblera.
Chose certaine, l’écrivain existe parce qu’il y a des lecteurs. C’est peut-être ce critère qui conditionne tout le reste. Aussi, à quoi ressemble le profil du lecteur actuel dans la génération adolescente et jeune adulte… À mon avis, un bon libraire indépendant pourrait donner des éléments de réponse.
En tout cas, j’avoue que j’ai peine à imaginer ce lectorat attirer par Balzac, Proust, Joyce, Céline ou même ceux de l’école « réaliste » américaine comme H. Miller, Jack Kerouac et Bukowski.
C’est Sarkozy qui, sans s’en rendre compte, rendait bien l’esprit de la génération à venir. « Rasoir que Mme de Lafayette, non? » Ou Harper, l’hyper-matérialiste, qui ne conçoit probablement pas l’utilité de la lecture. Ou encore GW Bush qui se contente d’un briefing sur L’Étranger d’Albert Camus, croyant par là qu’un résumé vaut bien une lecture…
On ne convainc personne à lire un livre. En tout cas, moi je n’y crois pas. Le plaisir de la lecture, dans le meilleur des cas, vient de l’exemple silencieux d’un proche qui se met à l’écart du tourbillon quotidien pour lire au sujet d’un autre univers qui n’est pas le sien ou qui lui ressemble de manière caricaturale.
– Hé! c’est quoi tu lis?
Écouter de la musique en faisant autre chose est déjà improbable
pour moi.
M. Dickner,
la notion de temps… quel sujet infini de discussion.
Vous avez raison de signaler qu’un livre exige plus de temps que de regarder un film ou voir un spectacle.
J’ajouterais aussi que les briques comme celles de Stieg Larson, font compétition dangereusement aux autres. Non seulement le livre mène déjà une vie difficile comparé à d’autres objets de culture mais il doit se mesurer à des plus gros, des + grands que soi.
Moi j’ai choisi de ne plus lire de briques car le temps justement, me priverait de lire plus de livres. Ce n’est pas tant la quantité qui compte bien sûr, mais le choix est tellement abondant et mes goûts si variés que pour un brique ou une trilogie, je peux lire 10 autres titres pour la même période de temps de lecture. C’est déchirant mais il faut faire des choix, on n’en sort pas!
http://lebloguedediane.blogspot.com
Tellement de choses importantes, ou insignifiantes, accaparent notre attention dans cette vie, que bien peu d’entre elles nous laissent assez de temps pour faire ce que l’on voudrait vraiment. Et encore, faudrait-il savoir ce que l’on voudrait vraiment faire.
Le temps, tout est là. Et la triple vitesse est souvent de mise si l’on compte arriver d’aujourd’hui à demain, sans avoir laissé trop de beaux projets en plan, remis à plus tard, dans l’espoir d’y revenir et d’enfin parvenir à les réaliser.
Alors, la lecture, c’est une grosse commande. Même quand on en raffole. Et puis, avec tout ce qu’il y a à lire, cela vient davantage compliquer la situation.
J’habite à quelques pas de Renaud-Bray, et j’aime bien de temps à autre aller y faire un tour. Regarder. Par curiosité de voir tout ce qui est présenté. Au cas où quelque chose se démarquerait et me ferait chavirer au point de vouloir ressortir avec un sac.
Mais, le plus souvent, je quitte les mains vides et avec cette impression d’impuissance devant autant d’univers que je ne connaîtrai jamais, faute de temps. Trop, beaucoup trop, et pas assez de temps.
Vous avez absolument raison, cher Monsieur Dickner. Le temps.
« C’est lorsqu’on en a véritablement besoin que les choses se révèlent à nous. » écrit Margaret Laurence dans le premier tome du cycle de Manawaka : L’ange de pierre. Il en va ainsi monsieur Dickner; on se pose une question et le temps oeuvre. Surtout, n’être pas impatient. Voire, attendre jusqu’à la prochaine déferlante printanière, n’est-ce pas…
L’écrivain souffrirait-il du syndrome de Shiva? Si certains auteurs souffrent d’un narcissisme exarcerbé je demeure pourtant convaincu que chez les écrivains, le frèle édifice du livre s’ébranle à chaque relecture. Serait-ce par la lecture des journaux d’écrivains que j’écris cette assertion ou n’est-ce pas plutôt par une expérience toute personnelle?
En effet, une attitude belliqueuse m’assaillit, après une représentation (l’unique en fait), d’une adaptation par France Castel de l’un de mes romans. Serait-ce d’entendre l’assemblage de mes mots, de les voir s’incarner dans la bouche de comédiens remarquables (Sophie Faucher et Septimui Sever quand même…) qui soudainement a créé une scission entre ce que je croyais avoir écrit et ce qui était écrit, bref, étais-je projeté devant un miroir sans tain qui me renvoyait l’image de mon écriture ridée? Est-ce cela qui provoqua mon ire lorsqu’une spectatrice me félicita? Je ne saurais l’affimer hors de tout doute. Toutefois, puisque le temps porte conseil (que ferait-on sans loin…) voilà que me visite une réponse.
C’est en lisant L’Énigme du retour de Dany Laferrière que je lis une réponse probable afin de comprendre cette problématique. Je l’abandonne sur cette page. À vous, à nous, à vos lecteurs de s’imprégner de ces mots et d’y réfléchir :
« Mon neveu m’explique
qu’il a brûlé son premier roman
tout bon écrivain commence par
être un critique impitoyable.
Il lui faut maintenant apprendre
à user d’un peu de compassion envers son travail. »