Hors champ

Le colacanthe

La légende veut que Mark Twain ait été le premier romancier à utiliser une machine à écrire – une primitive Remington qui avait "autant de défauts que les machines modernes ont de vertus".

(La légende veut également que Twain ait par la suite abandonné sa machine sur une voie ferrée, une nuit de nouvelle lune, peu avant le passage du New Haven Express. Je suis prêt à le croire.)

La popularité historique de la machine à écrire est telle que l'on ne peut imaginer la littérature du vingtième siècle sans évoquer la théorie de Remington, d'Underwood, d'Olivetti, d'Hermes, de Smith Corona et d'élégantes IBM Selectrics qui participèrent à sa naissance. Je croise encore régulièrement ces engins légendaires, au bazar du coin. Chaque fois je m'arrête, je contemple, je tape quelques mots – et je me retiens d'acheter.

Le fétichisme n'est pas le propre des marchés aux puces, et on trouve plusieurs machines célèbres exposées dans les musées: la Underwood Universal Portable de Faulkner à l'Université du Mississippi, par exemple, ou la Royal de Papa Hemingway en banlieue de La Havane, ou encore la Underwood Royal Standard de Kerouac au Musée historique de Lowell.

Et ce n'est pas fini: je vous parie que l'on verra bientôt apparaître dans un musée (ou sur eBay) l'une des IBM Selectrics de John Irving, la Hermes 2000 de William Gibson ou la Olympia SM3 DeLuxe de Don DeLillo.

La machine à écrire est le colacanthe de notre imaginaire: un fossile vivant, increvable adepte des grandes profondeurs. Quand le livre imprimé aura disparu de la surface de la Terre et que le squelette de J. K. Rowling sera exposé à la Smithsonian Institution, à côté du Tyrannosaurus rex, les machines à écrire continueront à symboliser la littérature.

Ces engins étaient forgés pour durer – contrairement aux ordinateurs modernes, assemblés à toute vapeur dans le Guangdong, utilisés 18 mois aux États-Unis, réusinés, remis en service pour quatre ans au Burkina Faso, puis pelletés dans un conteneur et démantelés dans quelque village surcontaminé de l'arrière-pays chinois.

Autrefois, on pouvait léguer une bonne machine à écrire à ses enfants.

Cette longévité explique sans doute pourquoi certains auteurs, longtemps après avoir passé l'arme à gauche, demeurent associés à leur machine: la carcasse pourrit, la mécanique reste.

L'esprit plutôt que le corps

J'ai utilisé quelques machines à écrire dans ma vie, et je me rappelle l'odeur d'huile et d'encre, la vigueur nécessaire pour enfoncer les touches. La machine à écrire incarnait le texte. Et je ne saurai trop vanter l'extraordinaire simplicité de l'engin: jamais d'interruption pour installer une Importante Mise à Jour de Sécurité.

Cela étant dit, mettons les choses au clair: je ne ressens pas la moindre nostalgie. Pas. La. Moindre.

De nos jours, 93 % (taux rigoureusement approximatif) des auteurs bossent sur ordinateur. Il y a des raisons à ça. L'ordinateur, même mal foutu, même exaspérant, demeure un engin fabuleux. On pourrait le décrire avec les mêmes mots que Jorge Luis Borges utilisait afin de décrire le livre: un outil unique en son genre, car il prolonge l'esprit plutôt que le corps.

L'espace mental que crée le logiciel est si intense, si symbiotique que l'on peine désormais à imaginer la moindre intimité entre un Homo sapiens et une machine à écrire. La vieille Remington était un partenaire, voire un adversaire. Microsoft Word est un environnement: on s'y immerge (ou l'on s'y noie, c'est selon).

Cela dit, il n'existe pas que Microsoft Word. L'auteur Neal Stephenson avait attiré mon attention sur la question en 1999, dans son petit essai In the Beginning Was the Command Line, où il louangeait le mythique, surpuissant et néanmoins spartiate logiciel Emacs.

Surprise: le choix d'un logiciel pouvait avoir une portée idéologique, voire philosophique? Bienvenue au 21e siècle.

Et où en sommes-nous, dix ans plus tard? Une enquête rapide sur Twitter et Facebook permet de découvrir qu'il règne une saine variété chez mes collègues – du moins chez mes collègues les plus branchés. Encore pas mal de MS Word, certes, mais aussi beaucoup d'OpenOffice, pas mal de Pages (le logiciel d'Apple), ainsi qu'un certain nombre de logiciels plus minimalistes, tels Scrivener, AbiWord, WriteRoom, Bean ou TextWrangler.

Plus de variété que dans le monde des machines à écrire, donc, signe que l'attachement d'un écrivain à son logiciel est infiniment subtil et plein de caprices.