Cette semaine, ma fille m'a fait inventer le conte post-industriel.
Tout a commencé innocemment, alors qu'elle me demandait d'où venait son chandail. Elle voulait sans doute savoir qui le lui avait donné. Pour faire une blague, j'ai regardé l'étiquette et lui ai annoncé qu'il venait de Thaïlande.
C'est où, la Thaïlande?
Et nous voilà debout sur le lit, devant la mappemonde de la chambre à coucher. Tu es prête, ma chérie? Accroche-toi.
Ton chandail est fait avec du coton, une petite fleur blanche et ouateuse qui pousse en Inde, et avec du polyester, c'est-à-dire du pétrole – une sorte d'huile noire qui se trouve sous terre. Le pétrole vient du Koweït, juste ici.
Tu me suis? Hochement de tête.
Le coton et le pétrole sont chargés dans de gros navires qui naviguent jusqu'en Chine, où on transforme tout ça en fil, puis en tissu. Le tissu qui va devenir ton chandail, tu vois? (Elle voit.)
Le tissu est ensuite chargé dans un autre navire, qui traverse la mer de Chine jusqu'en Thaïlande. Là, dans une grande usine, on coupe le tissu et on le coud. On fait plein, plein de chandails pareils comme le tien.
Voilà, ton chandail est prêt.
Maintenant, on emballe tous ces chandails dans des boîtes de carton, qu'on dépose dans une grosse boîte en métal: un conteneur. On charge le conteneur sur un autre navire, en compagnie de plein d'autres conteneurs remplis de toutes sortes d'objets. Des jouets, des voitures, des assiettes, des souliers, des téléviseurs.
Le navire se faufile entre les îles et traverse touuuuut l'océan Pacifique. Il passe le canal de Panama et remonte juuuusqu'à Montréal. Les boîtes de chandails sont alors chargées dans un camion, qui les emporte jusqu'au magasin.
C'est dans ce magasin que notre voisine Nadia a acheté le chandail pour son fils aîné. Lorsque le chandail est devenu trop petit, elle nous l'a donné – et c'est toi qui le portes. Un jour, ce sera ton petit frère. Et lorsque qu'il sera trop petit pour lui, nous irons le porter chez Renaissance où une autre maman l'achètera pour son enfant.
Et voilà. Tout simple, non?
Ça vous semble un peu sec? Un peu industriel? Pas à ma fille, en tout cas, qui m'a ensuite demandé: "Papa, raconte-moi encore l'histoire de mon chandail!"
Lorsqu'elle sera plus vieille, nous pourrons ajouter quelques chapitres sur les sweatshops et les dépotoirs. Ça vaudra bien les ogres.
À l'ombre des baels
En lisant les Trésors des petits livres d'or avec ma fille, j'ai redécouvert le conte "Pouce Poucet", 10 pages délirantes illustrées par l'extraordinaire Richard Scarry.
Je vous résume l'intrigue: diverses volailles se font entraîner dans l'hystérie collective par un poussin qui, ayant reçu un gland sur le crâne, croit que le ciel s'apprête à leur tomber sur la tête. En chemin vers le château du roi (il y a toujours un roi dans les contes), lesdites volailles se font dévorer par un renard hilare.
Sans doute connaissez-vous mieux l'adaptation qu'en a faite Disney, en 2005: Chicken Little.
Ce conte apocalyptique cache une histoire fascinante – l'histoire de l'histoire, pour ainsi dire. Le texte en V.O.A., qui remonte aux années 60, est une réécriture d'une fable folklorique qui circulait depuis un bon moment en Amérique.
L'histoire originale serait arrivée d'Afrique de l'Ouest au 18e siècle, apportée par les esclaves mandinkas et haoussas, avant de se répandre dans les garderies et les cours d'école du Deep South. En traversant l'Atlantique, le protagoniste a simplement changé de peau: de lièvre qu'il était en Afrique, il est devenu poussin.
Nous voilà bien loin de Montréal – mais ça n'arrête pas là! En fait, ce conte plonge ses racines bien plus profondément encore: on le trouve dans les Jakatas, ces contes du folklore bouddhiste indien qui remontent au troisième siècle avant notre ère!
Plus qu'un simple conte, c'est l'histoire de l'humanité en 10 pages, drôle et absurde, triste et belle à la fois.
Alors quand j'en ai marre du polyester et des zones franches, je pars avec ma fille. Nous descendons vers les bayous et nous filons vers le Bénin. Nous traversons l'Afrique subsaharienne – à pied, s'il vous plaît – jusqu'au Proche-Orient, puis le Croissant fertile et le Pakistan. Et sans bruit, nous allons nous asseoir sur les rivages de la mer d'Oman, à l'ombre des baels lourds de fruits.
Je serais bien fatiguante si j’étais votre fille car j’adore l’histoire du chandail. C’est ma préféré. Surtout qu’elle finit bien, elle finit par la Renaissance.
Votre billet est éducatif puisque j’ai dû sortir mon encyclopédie virtuel pour les Baels.
Encore, encore, encore des histoires éducatives !
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