L'exercice du bilan – en particulier du bilan de décennie – repose sur l'optimisme. Sur la conviction que l'on maîtrise le temps. Il s'agit d'un optimisme tout narratif: il s'apparente à celui du romancier qui peut organiser les éléments de son récit à sa guise et terminer le roman au chapitre 100, pile-poil.
Faire un bilan de décennie suppose la certitude que la décennie est en train de se terminer, juste là, sous nos yeux.
Or, est-elle vraiment en train de se terminer? Ou sommes-nous simplement occupés à transformer le calendrier en actualité, comme ce fut le cas pour le bogue de l'an 2000?
L'histoire est une forme de fiction. Cette fiction, cependant, contrairement à la fiction littéraire, ne flotte pas dans l'éther. Elle doit coller aux événements. Il s'agit d'un art narratif, en somme, où le conteur ne contrôle qu'une partie du récit. Beaucoup de contraintes, d'obstacles, de chaos. Voilà pourquoi les historiens savent que les jointures d'époques ne correspondent jamais à celles du calendrier.
La décennie actuelle, par exemple, n'a pas commencé le 1er janvier 2000 à 00:00.
La décennie actuelle a commencé le 11 septembre 2001, à 8:46:40, lorsqu'un Boeing 767 d'American Airlines a percuté la tour Nord du World Trace Center. Là se situe la Penture. L'articulation intime de notre décennie.
Je conçois aisément que l'on puisse faire débuter la décennie ailleurs dans le temps, bien sûr, mais l'argument demeure le même: la décennie historique n'a pas débuté avec la décennie astronomique.
Il s'agit d'un concept assez banal, en fin de compte. Mais il mène à une question bigrement intéressante: si nous savons à quel moment cette décennie a débuté, avons-nous une intuition du moment où elle se terminera?
Vous noterez que j'utilise le futur simple. En effet, il faudrait travailler fort pour me convaincre que la décennie est déjà terminée. Je ne vois honnêtement pas ce qui aurait pu marquer sa fin.
La crise financière? L'élection de Barack Obama? L'apparition de Facebook?
Peut-être un de ces événements s'imposera-t-il, a posteriori, comme point de départ d'une nouvelle décennie. Je demeure toutefois dubitatif. Si je me fie aux deux dernières décennies – et à une bonne partie du 20e siècle, en fait -, les événements dont on se sert afin de découper l'histoire sont souvent bien plus explosifs.
Il en découle donc un dilemme. En tant que romancier, j'éprouve une fascination parfois malsaine pour l'actualité et j'ai donc très hâte de voir ce qui marquera le début des années 10. En tant que citoyen, en revanche, je suis un peu plus tiède.
Post-hyperbole
Et la décennie littéraire, quant à elle? Elle est déjà terminée depuis un moment: elle aura duré entre 1997 et 2007, soit entre le premier et le dernier tome de Harry Potter.
Que vous aimiez ou non Harry Potter, il faut reconnaître que ce phénomène aura connu tous les excès – à commencer par l'excès commercial: les tirages démesurés, les sorties en dehors de toute saison régulière, le solde extrême, l'adaptation cinématographique en sept volumes.
Excès de popularité, aussi, et qui tournait parfois au surréalisme – Harry Potter et les Reliques de la Mort a été le tout premier ouvrage en langue anglaise à atteindre la première position des ventes en France!
Excès sans doute dans l'obsession du contrôle éditorial: le tirage initial de ce même tome d'Harry Potter a été imprimé dans l'obscurité, afin d'éviter que les employés de l'imprimerie ne puissent vendre des scoops à la presse.
Non, décidément, aucun doute: nous vivons présentement une époque post-Potter.
Mais s'agit-il vraiment d'une époque? Peut-être, en fait, sommes-nous encore en transit entre deux époques. Difficile à dire, lorsqu'on est encore intoxiqué à l'hyperbole.
Au fond, nous attendons inconsciemment ce nouveau phénomène éditorial autour duquel se cristallisera la prochaine décennie littéraire. Un nouveau Harry Potter.
Or, je doute qu'un phénomène de cette ampleur puisse se reproduire. Personne ne peut garantir que le roman demeurera très longtemps un objet pertinent au sein de la culture de masse – la plupart des statistiques dans le domaine semblent plutôt suggérer le contraire.
Harry Potter aura-t-il été un précédent, une exception ou un point de rupture?
Allez, on s'en reparlera au début des années 20.
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