Hors champ

Marshall McLuhan chez IKEA

En décoration intérieure, la tradition consiste à mesurer le livre comme la tapisserie: au mètre.

Pourtant, chaque fois que je me retrouve dans une salle d'exposition d'IKEA, je jette un coup d'oil aux livres qui ornent les tablettes, fasciné par ce qui constitue sans doute l'une des plus grandes concentrations de livres suédois en dehors de la Suède.

Ces livres m'ont toujours intrigué. D'où viennent-ils? Les achète-t-on au conteneur, à la tonne? Sont-ce des raclures d'entrepôt ou des titres fournis dans le cadre d'un programme de diffusion de la culture suédophone (l'équivalent scandinave de Patrimoine canadien)?

Y a-t-il une loi nationale, en Suède, qui interdit le pilonnage et prévoit la redistribution des livres invendus dans le réseau IKEA?

D'ailleurs, trouve-t-on les mêmes livres dans une succursale IKEA de Montréal, des îles Canaries, de Singapour ou de Stockholm?

Il existe, dit-on, un véritable culte du catalogue IKEA, aussi m'attendais-je à dénicher en deux minutes, sur le Web, une bibliographie complète des livres qui figurent dans ledit catalogue.

Résultat de la recherche: que dalle.

Tout au plus mentionne-t-on quelques collectionneurs fous qui possèdent des catalogothèques exhaustives et peuvent vous trouver toutes les références à propos du bureau Flärke entre 1983 et 1997.

Si culte il y a, alors les fidèles sont plus discrets que des Chevaliers de Colomb.

Déterminé à me taper tout le boulot moi-même, je me suis rabattu sur notre propre bibliothèque de catalogues IKEA (qui se limite, à vrai dire, aux éditions 2007 et 2010).

La résolution des photos est assez mauvaise, aussi l'ikéathécaire en herbe devra-t-il se munir de deux outils de base: une loupe de géologue et le site Web de la bibliothèque nationale de Suède.

Il ressort de ces recherches une liste courte mais exotique: Kärleksband, Sverigedemokraterna In På Bara Skinnet (un reportage), Fasornas Färd (un "historisk äventyrsroman"), Bevara Eller Skapa Fred, Solgudens Öga – et Rainbow, de Tom Clancy.

Mais que sont ces livres au juste? Dur à dire: le suédois n'est pas une langue prédominante d'Internet, et les engins de traduction ne prodiguent qu'une lumière toute relative. Google, par exemple, traduit le titre Lyckans ost par "Le Bonheur du fromage".

Si on ne distingue pas les titres de tous les livres, on repère toutefois les motifs et les bégaiements sans aucune peine. Le studio IKEA, à Älmhult, est visiblement pourvu d'une bibliothèque modeste, et le lecteur attentif peut trouver de nombreux doublets: les mêmes livres qui se répètent d'une année à l'autre, d'une photo à l'autre – et même d'une tablette à l'autre sur la même Billy branlante.

À l'évidence, on suppose que le client n'inspectera pas les étagères de trop près – à tel point que, sur certaines photos retournées par le graphiste, figurent des livres en suédois inversé.

On pourrait en déduire que le suédois joue ici le rôle du lorem ipsum – ce simililatin dont les graphistes se servent comme matériau de remplissage neutre. En utilisant la langue de Selma Lagerlöf, on s'assure que 98 % de la clientèle sera incapable d'identifier les livres. Ça ne distrait pas l'oil et on évite les éventuels impairs.

Mais il y a plus: bien qu'obscur, le corpus suédois contribue à l'image de marque d'IKEA. À défaut d'exporter des auteurs, on exporte la couleur locale. Le chic scandinave n'est-il pas d'autant plus chic qu'il est incompréhensible?

Le problème, c'est que les bébelles IKEA ne sont pas manufacturées en Suède, mais dans divers pays émergents, en particulier la Chine. La fameuse couleur locale est donc strictement superficielle: sous la surface, ça sent le Guangzhou et le Qingdao.

Ces livres suédois cordés sur de la mélamine made in China nous en disent beaucoup sur la place réelle du livre dans l'industrie moderne: moins un outil fonctionnel qu'une devise symbolique, que l'on utilise afin d'assaisonner un décor qui n'a rien à voir. Une bibliothèque en trompe-l'oil.

On m'accusera de pousser l'analyse trop loin – mais on n'analyse jamais trop lorsqu'il est question de marketing. Le livre et l'armoire sont ici deux côtés d'un même message. Lorsque ces deux côtés entrent en conflit, on ne se demande pas longtemps lequel a le dernier mot: c'est le meuble qu'on cherche à vous vendre, pas le livre.

McLuhan vous l'aurait dit: la mélamine est le message.