La veille de son départ – l'avant-veille du mien -, Rodney Saint-Éloi est venu me porter une grosse boîte. Des livres de sa maison d'édition, qu'il me priait d'emporter pour lui à Port-au-Prince.
J'ai accepté sans hésitation. Une boîte de livres à mes soins, une boîte aux soins de Stanley Péan – ainsi va la littérature, portée collectivement. L'image me plaisait bien.
J'ai installé la boîte sur le plancher de mon bureau. À côté de mes piles de livres, de mon sac de voyage et d'un panier de vêtements à plier. Le petit barda des départs.
Il régnait une fébrilité imperceptible. Qui ignorait sa cause.
La démocratie géologique
J'étais, il faut l'avouer, très sous-documenté.
Comment se prépare-t-on pour aller dans un pays inconnu? La manière facile consiste à ne pas se documenter, à n'ouvrir aucun guide de voyage. À préférer plutôt la littérature locale, les conversations avec les chauffeurs de taxi, le regard direct posé sur les gens et les choses.
Se fier à son sens de l'observation est une manie, une maladie que partagent romanciers et voyageurs.
N'empêche, la veille de mon départ, je me suis connecté à Google Maps afin d'explorer longuement les photos satellites de Port-au-Prince. Ni documentation ni observation: un peu des deux.
L'homme est une bestiole ordonnée, méthodique. Il imprime sa marque dans le paysage. Chaque quartier, vu du ciel, est une empreinte digitale apposée dans la croûte terrestre, et qui révèle l'identité de ses citoyens.
Un coup d'oil suffit pour différencier ce bidonville, gris, dense, tassé contre la sinuosité d'un ruisseau, et cette banlieue cossue, verdoyante, aérée, ponctuée de toits en tuiles.
Quarante-huit heures plus tard, de nouvelles photos aériennes circulent déjà.
Estompées, les empreintes digitales. Avec une démocratie toute géologique. Sans égard aux classes sociales, au salaire, au niveau d'éducation, à la couleur de la peau.
Le paysage a repris ses droits.
Déficit d'attention
On loue beaucoup le rôle du Web, dans cette histoire. Le réseau des réseaux n'a-t-il pas été conçu pour résister à la Troisième Guerre mondiale? Mieux que tout autre canal, il aura permis de faire sortir de Port-au-Prince un flux ténu, mais continu, d'informations.
L'affaire est tristement admirable – et, pourtant, je ne peux m'empêcher de craindre sa suite logique. Car s'il est une chose qu'Internet n'a plus besoin de prouver, outre son indestructibilité, c'est sa contribution au déficit d'attention qui caractérise notre époque.
Aujourd'hui, Port-au-Prince occupe tous les écrans. Qu'en sera-t-il mercredi prochain, à la parution de cette chronique?
Le poids des mots
Beaucoup de photos et de vidéos ont circulé, au fur et à mesure que retombait la poussière. Mais les mots, plus que les images – pourtant insupportables -, m'ont déstabilisé.
Que voulez-vous, je suis écrivain, je crois qu'un mot vaut mille images.
Je me rappellerai longtemps la gravité soudaine de Twitter, au lendemain du séisme. Aucune trace du petit brouhaha habituel. On ne parlait plus que d'Haïti – et encore: que pour faire circuler l'information, les mots d'encouragement, les leitmotiv.
Comme si, brusquement, en dépit de la facilité du médium, nous avions tous redécouvert le poids des mots.
La reconstruction
J'écris cette chronique au troisième matin du séisme. La dévastation est indicible, l'aide internationale arrive avec une lenteur désespérante. Mais les Haïtiens relèvent déjà la tête.
Sur le plancher de mon bureau, près de mon sac de voyage (vide) et du panier de vêtements (pas pliés), repose toujours la boîte de Rodney.
Combien de fois, au cours des derniers jours, ai-je eu envie de l'ouvrir, de feuilleter les livres qui s'y trouvaient? Face au chaos que distillait Twitter, le contenu secret et tranquille de cette boîte me semblait seul capable de procurer un peu de paix.
Rodney est sain et sauf. Lorsqu'il viendra récupérer sa boîte, il pourra constater que ses sceaux sont intacts. Je n'en tirerai aucun orgueil: il aurait été plus normal, plus sain, de l'éventrer et d'en libérer le contenu. Certains vandalismes sont nécessaires.
Aujourd'hui, elle se trouve dans chacune de nos maisons, et il importe que nous l'ouvrions, cette boîte de la littérature haïtienne. Cela fait partie de la reconstruction. Lire, relire, découvrir Jacques Roumain, René Depestre, Frankétienne, Dany Laferrière, Louis-Philippe Dalembert, le regretté Georges Anglade, Lyonel Trouillot – et tant d'autres.
La boîte de Rodney, c'est la boîte noire. La boîte blindée. Celle qui survit à toutes les catastrophes.
Quel beau texte!
Rien à rajouter. Ce texte est plein de sens qui me rejoignent. Je suis touchée, de toutes les manières possibles.
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