Hors champ

La gratuité

J'ai autrefois étudié à l'université.

Il y a quelques années, ce "autrefois" aurait semblé pompeux, excessif. Il devient peu à peu normal. Autrefois: lorsque vous avez oublié le prénom de la moitié des gens qui peuplent vos souvenirs.

Je travaillais alors dans un centre de recherche au septième étage. Confiné dans un placard exigu, glauque, sans hublot. Mon tout premier bureau – source d'un contentement sans bornes.

On m'avait chargé d'épousseter les archives. Émonder, bonifier. Dix heures par semaine, je me taillais un chemin à la machette dans des piles de Devoir, prélevant le moindre article qui traitait de littérature. J'érigeais d'étranges structures de papier en buvant du café filtre.

Je faisais un boulot de guêpe ouvrière, en somme, ce qui me donnait parfois l'impression subtile, et sans doute pas totalement fausse, d'être considéré comme un sous-citoyen. À table, le midi, on parlait de sémiotique, de typologie, de sociocritique. Moi, je mangeais mes bagels en rêvassant.

Après avoir obtenu ma maîtrise, j'ai tenté de me convaincre que j'avais envie de rempiler pour cinq ans. J'ai bricolé deux ou trois projets de doctorat, sans enthousiasme. J'ai finalement cassé mon bail, empoché mon passeport et suis parti pour le Guatemala avec ma meilleure amie, à bord d'un Greyhound.

Pourquoi ai-je quitté l'université? Pas plus bête qu'un autre, j'aurais pu intégrer un groupe de recherche, publier des articles, enseigner, faire carrière. Malheureusement, quelque part en chemin, j'avais perdu la foi. J'aimais les livres, mais je ne voyais plus guère le sens des études littéraires.

Je souffrais d'universitose.

J'ai voyagé pendant cinq ans, traînant dans mon sac à dos une aversion croissante pour l'université, que j'accusais d'être une tour d'ivoire. Je me voyais désormais tel un évadé de prison, un lâché lousse, un marron.

Ironiquement, je ne cessais de poivrer mes textes de références en filigrane, qui s'adressaient aux yeux des universitaires. Un peu comme si j'avais voulu signifier: "J'ai quitté la pirogue de mon plein gré, personne ne m'a jeté par-dessus bord."

Aah, les excuses que l'on s'invente pour donner de l'ampleur à la petite histoire.

Douze ans ont passé, et je me suis réconcilié avec l'université. J'ai fait la part des choses, et je pourrais vanter ce que l'alma mater m'a apporté – en particulier l'enseignement de certains professeurs, tels Richard Saint-Gelais ou Jean-Claude Filteau, sans qui je serais aujourd'hui un tout autre homme.

L'université, voyez-vous, est une unité de R & D qui flotte en orbite. Cette apesanteur agace beaucoup l'entreprise privée. Les gens d'affaires aimeraient que les universitaires soient un peu moins R et un peu plus D.

Pourtant, c'est ce sens de la gratuité qui donne tout son sens à l'université.

Je lisais récemment, sur le blogue de François Bon, un billet où il était question d'un texte de Georges Perec dont j'ignorais l'existence. Intrigué, j'ai demandé des précisions bibliographiques à François par le truchement de Twitter.

La réponse est arrivée dans la minute: sa collection de Perec se trouvait à plusieurs milliers de kilomètres – François est présentement professeur invité à Québec -, mais il allait enquêter.

Le lendemain matin, les fameux extraits de Perec étaient en ligne. François avait chargé un ami de les retracer et de les numériser. Une heure plus tard, il m'envoyait par courrier un autre entretien de Perec en format PDF.

Ainsi fonctionne la communauté: François n'a pas soupesé le gain qu'il pouvait tirer de cette histoire. Il a mis son réseau à ma disposition, il a fait de l'extra sans qu'on le lui demande – et grâce à lui je me coucherai ce soir un peu moins niaiseux, un peu plus perecquien.

J'ai plusieurs anecdotes comme celle-ci, dont certaines touchent à l'héroïsme.

D'anciens professeurs qui piochent dans leurs archives pour en tirer un texte ou une référence, à quelques heures d'avis. D'autres qui écrivent des articles pour le journal étudiant, qui rédigent d'invraisemblables lettres de recommandation, ou qui viennent simplement vous serrer la pince au Salon du livre.

Des professeurs qui, en dépit de l'atmosphère souvent compétitive des centres de recherche, savent agir gratuitement.

Jamais ces gens ne m'ont fait sentir comme un sous-citoyen. Au contraire, ce sont eux qui m'ont enseigné la plus extraordinaire qualité du monde universitaire: le sens de la communauté.

J'aimerais aujourd'hui les saluer, les remercier.