Hors champ

Le club des illustres invisibles

J'exècre ces jours où, alors que je cherche un sujet de chronique, c'est la mort qui offre sa tournée.

Il s'agit parfois d'une mort disproportionnée, sismique, et parfois d'une mort toute simple, qui aurait presque pu demeurer discrète.

Je parle bien sûr de la mort de J. D. Salinger.

J'ai ressenti un pincement de tristesse en apprenant la nouvelle – mais une tristesse sans doute un peu déviante, je dois l'avouer.

Ce n'est pas la perte de l'auteur en tant que telle qui m'affecte, voyez-vous. J'ai aimé The Catcher in the Rye, je l'ai lu deux ou trois fois, mais je n'irais pas jusqu'à prétendre avoir été marqué par ce roman. Pas le livre que j'apporterais sur une île déserte, en tout cas.

De toute façon, nous allons bientôt surfer sur une belle grosse vague d'inédits. Le vieux J. D. n'aura jamais été aussi public, croyez-moi.

Non, sa mort me désole pour une autre raison.

Vous savez sans doute – à moins de ne vous intéresser qu'aux poètes japonais de l'époque d'Edo – que Salinger refusait presque toutes les apparitions publiques depuis cinquante ans. Sa dernière entrevue remontait, semble-t-il, au début des années 80, et les occasionnels journalises qui débarquaient chez lui se faisaient claquer la porte au nez.

Cette porte qui claque était aussi réjouissante qu'anachronique: il est désormais difficile de s'entourer d'un tel secret. Le noud de l'affaire? Le public s'intéresse de plus en plus aux auteurs – voire, possiblement, de moins en moins à ce qu'ils écrivent.

Il existe une manière polie de formuler ça: l'auteur joue aujourd'hui un rôle déterminant dans la promotion du livre.

D'ailleurs, les contrats d'édition comportent souvent des clauses selon lesquelles "l'auteur s'engage à assister l'éditeur dans toute activité de promotion jugée nécessaire". Une clause qui peut s'avérer très contraignante, ou alors pas du tout. Tout dépend des circonstances.

N'importe qui admettra volontiers que le roman n'arrive pas tout seul entre les mains du lecteur. Mais jusqu'où aller? Si l'écrivain se consacre de plus en plus à la promotion, et de moins en moins à l'écriture, la promotion ne devient-elle pas un mécanisme d'autodestruction?

Pas étonnant que les auteurs aient de tout temps cherché à alléger cette rebutante nécessité.

Robert A. Heinlein avait notoirement conçu, afin de répondre à son très abondant courrier, une lettre type où il suffisait de cocher l'une ou l'autre des 21 réponses possibles. Tous les cas de figure étaient couverts.

Il fait rêver, ce pragmatisme teinté d'une once de mauvaise volonté.

Malheureusement, il s'avère de plus en plus difficile de jouer les objecteurs de conscience. Même Cormac McCarthy est allé mâcher le bout de gras avec Oprah, en 2007. Au Québec, les médias ont réussi à tirer Jacques Poulin de sa réserve – ce qu'il a accepté d'assez bonne grâce, paraît-il -, et il ne reste plus guère que Réjean Ducharme dans le club des illustres invisibles.

La situation est compréhensible: de nos jours, l'invisibilité de l'auteur se traduit plus souvent qu'autrement par l'invisibilité de son ouvre.

Or, ça tombe bien, il existe désormais tout un tas de merveilleux outils pour résoudre ce problème – si merveilleux, en fait, qu'il devient suspect de ne pas les utiliser. De nos jours, participer à la promotion consiste à faire de l'autopromo 7 jours sur 7.

Blogue, Facebook, Twitter, tous les trucs sont bons pour étirer le quart d'heure de gloire warholien.

Nous sommes en plein Web 2.0: l'époque de la littérature sociale.

Presque tout le monde y patauge. Nonagénaires, condamnés à mort et luddites – sans compter ceux qui ne s'abonnent que pour dire au monde entier à quel point tout ça les emmerde.

Voulez savoir mon avis? Ce n'est ni bien ni moche. Parfois un peu lassant – comme cette vieille télévision qui, au plafond de l'urgence de l'hôpital Saint-Luc, joue 24 heures sur 24, dans l'indifférence générale.

Chose certaine, tout ça rend encore plus difficile (ou méritoire) le fait d'être objecteur de conscience.

J. D. Salinger vient de mourir – et c'est toute une époque qui meurt à petites doses. Oui, il en reste encore, des bougonneux et des récalcitrants. Des misanthropes, des mal léchés. Des claqueurs de porte.

Mais il en reste de moins en moins, non?