Mélasse et révolution
Mon fils est matinal, aussi dois-je, un jour sur deux, aux environs de 5 heures du matin, me livrer à des passe-temps bizarres afin de me tenir réveillé, cependant que Monsieur joue aux Lego ou vide minutieusement l'armoire à Tupperware.
L'autre matin, j'ai entrepris de classer la bibliothèque du salon.
Il est infiniment distrayant de classer une bibliothèque à l'aube. Essayez, vous verrez.
Tout classement suppose de choisir un ordre, plus ou moins arbitraire, et j'ai sans raison précise reclassé les livres par éditions. Folio, Livre de poche, Biblio, 10/18, Alto, NRF, Leméac, Boréal.
Arbitraire, mais joli.
Ma blonde prétend qu'il s'agit d'un choix peu pratique, mais que voulez-vous: la littérature repose rarement sur le sens pratique. Au contraire, c'est souvent l'insensé qui a du sens.
Debout devant mes étagères fraîchement rangées, je m'émerveillais (en bâillant) à la vue de tous ces grands noms. Classés par collections, les auteurs semblaient rassemblés là pour siroter une petite pinte, chaque tribu à sa terrasse, chaque clan dans sa taverne.
Je me suis amusé un moment à étudier la cohérence de chaque collection. La ligne éditoriale.
C'est tout de même incroyable, ce qui s'est accompli sur le plan littéraire au cours du 20e siècle – et si le classement par éditions est arbitraire, il éclaire drôlement le rôle que plusieurs éditeurs ont joué dans l'édification de cette petite Babel.
Vous me trouverez vieux jeu, mais j'aime bien l'idée de l'éditeur. Avec un grand É.
Les éditeurs eux-mêmes, tout dépend.
Il est de bon ton, dans certains milieux, de fustiger l'édition traditionnelle parce qu'elle peine à prendre le virage des nouvelles technologies. On pinaille sur les formats et les plateformes, plus rarement sur les questions de culture.
Cette intransigeance m'agace parfois.
L'édition électronique émerge à peine. Elle est le fait de pionniers, qui doivent encore tout définir: distribution, DRM, XML et quincaillerie – domaines qui, jusqu'à présent, ne concernaient que peu ou pas les éditeurs de la vieille école. D'où la mauvaise volonté de certains.
Peut-être suis-je sensible à ces réticences parce que je vis le même problème? Je suis devenu écrivain afin d'écrire, après tout, pas pour angoisser sur la gestion des droits numériques, la promotion ou la paperasse légale relative à Google Books.
Ce genre de mécontentement n'est pas nouveau, je suppose. Il accompagne chaque époque transitoire.
Il faut lire les récriminations mécaniques de Mark Twain à propos de sa machine à écrire – un des tout premiers modèles, pas encore au point. Twain préférerait écrire, lui aussi, plutôt que de se batailler avec le ruban encreur et les marteaux.
Les contraintes qui aujourd'hui semblent démesurées seront demain invisibles. Parfaitement intégrées.
Mais ce n'est pas une raison pour perdre patience.
Quand on discrédite un éditeur parce qu'il ne fournit pas encore de version numérique de ses livres, on oublie que ledit éditeur n'a pas que ça à faire. Il doit d'abord et avant tout s'occuper du contenu.
Parce que voilà le Grand Oublié de l'affaire, les copains. Le contenu.
Le rôle premier de l'éditeur consiste à établir une ligne éditoriale, trouver des manuscrits, les choisir, travailler avec l'auteur, faire traduire, réviser, corriger, colliger, commander des textes. Construire le discours de sa maison, en somme.
Vous savez combien de temps ça prend, former un bon directeur littéraire? Des années. Et ils ne courent pas les rues.
Combien de temps pour trouver une équipe de lecteurs, pour former un comité de sélection? Des années encore.
De bons réviseurs? Un casse-tête – on se les arrache!
Il faut des années pour créer une maison d'édition, des années pour imposer une collection. Des décennies pour fonder une littérature. C'est un travail de fourmi.
Nous maugréons volontiers parce que les éditeurs rechignent à sauter dans le train du numérique. Calmons-nous un peu. Les révolutions paraissent toujours foudroyantes a posteriori. En temps réel, elles s'écoulent comme la mélasse.
Parlez-en à Johannes Gutenberg, qui se tapa une banqueroute majeure et mourut pratiquement inconnu.
Bref, c'est bien beau tout ça, mais quand quelqu'un aura envie de jaser contenu, vous viendrez me chercher. Je serai dans mon salon, à reclasser les livres que mon fils a déjà commencé à éparpiller aux quatre coins de la pièce.
Misère. La littérature est toujours à recommencer.
Quel bel article, pour des raisons encore inconnues de vous! :))
C’est que je suis en train de classer mes livres, moi aussi, depuis un bon moment d’ailleurs (changements de priorité obligent), et figurez-vous que je les classe par « contenu ».
En fait, par sujet: informatique, histoire, musique, poésie, etc., mais aussi par « contenu », en ce sens que les livres en haut à gauche de la première rangée d’une section sont ceux que je veux relire. ;-)
Puis, selon le sujet, je les regroupe par éditeur ou par auteur (poésie: les poètes de brousse ensemble, les nrf aussi, les autres par noms); ou par spécialité (informatique: java, xml, génie logiciel, réseau, etc) ou par sous-sujet (p. ex. pour la musique – histoire, biographies, théorie, musique en feuille, etc).
Votre épouse a raison, il faut un côté pratique au classement afin de retrouver ce qu’on cherche le plus rapidement possible. La logique, en tout cas la mienne, n’est pas la même pour chacun des livres.
Une autre bonne raison de reclasser est la possibilité de trouver ou retrouver un livre inattendu, oublié! J’ai trouvé un recueil de Joseph Harvey (1923 – Imprimerie Le Soleil Ltée) l’autre jour. Je crois que je l’avais acheté dans les années 80 à cet endroit incroyable de livres usagés, plusieurs étages, l’équivalent du magasin Eaton, mais que des livres. Par contre, un million de fois le même livre, souvent…
;-)
Classer par maison d’édition ? Pas bête. J’aimerais l’essayer, mais à la vitesse de la sorcière bien-aimée, d’un clignement de bout de nez. Juste pour voir. Voir le look d’ensemble de ma bibliothèque qui serait tellement plus géométrique.
Il n’y a pas trop de pourparlers avec mon époux pour le classement, puisqu’il a ses bibliothèques et j’ai les miennes. On ne mélange quand même pas des BD avec de la vulgaire littérature ! Je rigole, bien sûr. Mon bédéiste préféré adore tous les livres impossibles et inimaginables (et il y en a beaucoup !) de bebittes, d’astres, de roches, d’animaux, d’oiseaux, de poissons, de papillons, en autant que ce soit dans la nature, il le lui faut. Et c’est sans compter son impressionnante collection de livres de recettes, assez surprenante pour des gens qui mangent toujours la même chose … quand il n’y a pas de visite !
Pour ce qui est du contenu et du travail de l’éditeur, il est assez méconnu. Éditeurs mal chaussés, très mal chaussés. J’ai un seul livre qui parle d’édition, je l’ai d’ailleurs beaucoup apprécié, c’est celui de Victor Lévy-Beaulieu « Les mots des autres … la passion d’éditer ».
Il faut vraiment se pencher sur la question de la littérature pour commencer à donner des caractères distincts à des maisons d’édition. Une bonne manière de s’y pencher ; les classer par ordre de maison d’éditions :-). Et même les re-classer si on a un bambino matinal et hyperactif !
Il me semblerait, Monsieur Dickner, que vous cherchez bien davantage à vous amuser avec vos livres, à possiblement goûter le plaisir de palper à nouveau chacun un moment, à les soupeser et à comparer les dimensions de l’un par rapport aux dimensions d’un autre… qu’à effectivement essayer de les classer.
Les classer réellement, selon une méthode pratique, reconnue, et ayant depuis longtemps fait ses preuves. Une méthode qui permet de tout retrouver les yeux fermés ou presque.
Une méthode dont je vous touchais d’ailleurs quelques mots en guise de commentaire sur votre billet du 12 août 2009 intitulé « Hygiène des bibliothèques ».
Mais, apparemment, cette méthode sûre s’avère de fort peu d’intérêt en ce qui vous concerne. Peut-être même en raison de son efficacité, ce qui aurait pour conséquence de ne plus vous obliger à recommencer votre classement à chaque quelque temps, vous privant dès lors du plaisir de manipuler à nouveau chacun de vos bouquins…
Enfin, pour le cas où je ferais erreur et qu’une méthode de classement pratique pourrait effectivement vous intéresser un jour, il s’agit de celle inventée par Melvil Dewey (1851-1931).
Pour avoir moi-même expérimenté cette méthode alors que je travaillais deux heures par jour à la bibliothèque du Cégep Bois-de-Boulogne (où j’ai étudié fin des années soixante), je puis vous certifier qu’il s’agit d’une méthode de classement totalement fiable.
Son seul défaut, du moins possiblement en ce qui vous concerne, c’est que le recours à celle-ci vous priverait d’avoir à continuellement recommencer la mise en ordre de votre bibliothèque.
Ce que, semble-t-il, vous pourriez trouver quelque peu dommage…