Hors champ

Chacun son site d’enfouissement

J'éprouve une attirance démesurée pour les livres jetés aux ordures.

S'il n'est pas rare que je passe tout droit devant la vitrine d'une librairie, il m'est en revanche impossible de croiser une boîte de bouquins abandonnée entre une lampe torchère et un sac vert sans m'accroupir afin d'y fouiller un peu.

L'inventaire oscille souvent entre le banal et l'étonnant.

Manuel de chimie des années 70, anciens succès d'Hemingway en paperback moisis, monographie de la locomotive à vapeur au Honduras britannique, collection intégrale d'Arsène Lupin, encyclopédie de bricolage, albums de finissants, histoire occulte de la CIA dans le triangle des Bermudes.

Pareilles ordures ramènent l'écrivain à une saine humilité: elles nous montrent la destination finale de ces objets que nous chérissons tant, auxquels nous consacrons des milliers d'heures.

Je vous entends protester: certains Ostrogoths jettent des livres à la poubelle, certes, mais une telle pratique demeure exceptionnelle.

Vous croyez vraiment?

Pourrait-on m'expliquer, alors, pour quelle raison les premières éditions des classiques sont si rares?

Prenons un exemple. À la publication de Moby Dick, en novembre 1851, on a vendu quelque 2000 copies du légendaire roman. Combien de ces exemplaires subsistent aujourd'hui? Quelques centaines, tout au plus.

On sait bien ce qui advient des copies invendues: le pilon, c'est-à-dire le compostage. Mais les 2000 copies en question ont été vendues. Et, l'on peut présumer, lues.

Qu'est-il advenu de ces livres?

On pourra recourir aux explications exotiques: copies incendiées, pulvérisées par de voraces moisissures amazoniennes, perdues en mer, avalées par un séisme, encastrées dans un glacier ou dans le béton d'un barrage, emmurées, oubliées dans un grenier.

Mais l'exotisme n'explique pas tout. Aussi faut-il en arriver à l'unique explication plausible: la plupart de ces copies se sont retrouvées, l'une après l'autre, au dépotoir.

Que révèlent nos ordures à propos de notre relation au livre? Témoignent-elles de la pertinence et de l'abondance du livre comme objet culturel ou, au contraire, de notre indifférence à son endroit?

Elles illustrent en tout cas le peu d'imagination dont nous faisons preuve, à l'heure de larguer nos bouquins. Certaines cultures ont fait bien mieux que nous – je pense par exemple aux genizah, ces cagibis où, dans les synagogues, on entrepose les vieilles Torah inutilisables afin qu'elles s'y désagrègent lentement, et meurent de leur belle mort.

Cette idée poétique est, bien entendu, impraticable à grande échelle. Imagine-t-on la genizah d'une civilisation comme la nôtre, où il se publie un livre toutes les 30 secondes? Cela fait des dizaines, voire des centaines de milliers de nouveaux livres chaque jour – avec des rejets à l'avenant.

D'une certaine manière, ces genizah existent déjà: ce sont les marchés aux puces, l'Armée du Salut, certaines bouquineries – ces endroits situés à l'extrême limite du spectre commercial, à la rentabilité improbable, et où les entrées dépassent toujours les sorties.

Quiconque a visité un marché aux puces l'a remarqué: ces genizah débordent. Le trop-plein est, par définition, incontenable.

Vous vous souvenez peut-être de ce bouquiniste de Longueuil qui, en février 2007, après avoir été évincé de son local, a vu 500 000 de ses livres envoyés au dépotoir de Saint-Nicéphore?

Tout le monde a crié au scandale.

Qu'aurait-on pu faire avec ces livres? Les refiler aux bibliothèques? Elles débordent elles aussi, et organisent des ventes de livres annuelles afin de faire de la place. Et qu'advient-il des invendus, croyez-vous? Sans doute bazardés (au kilo) à quelque grossiste, qui écrème et revend.

(Sans doute une portion de ces rejets est-elle envoyée en Haïti, au Sénégal, au Mali. Une charité qui ne coûte pas cher, et ne vaut guère plus.)

Peu importe l'angle sous lequel on examine l'équation, on aboutit toujours au dépotoir – tout comme l'humain au cimetière. Chacun son site d'enfouissement.

Au fond, ces livres que je trouve dans les ordures me ramènent toujours, par un étrange détour, à ma propre mortalité.

Les philosophes aiment à rappeler qu'il est vain de thésauriser, et que nul n'emporte ses REER dans sa tombe. Plus rarement ose-t-on dire que nos prétentions intellectuelles sont tout aussi vaines, et que nos lectures les plus méritoires disparaîtront avec nous.

Que vous ayez lu Zola ou Danielle Steel, c'est du pareil au même. Ça ne fera pas de vous un macchabée plus ou moins intéressant.