La grande relaxation
Hors champ

La grande relaxation

Ma bibliothèque contient plusieurs livres empruntés. Je ne sais plus combien. Assez, en fait, pour que je me jure depuis des lustres d'aménager une tablette spéciale afin de les rassembler tous.

Oui, je sais. Prévoir une structure permanente pour des livres empruntés ressemble à un contresens. Il s'agit, en fait, de les mettre en évidence afin de m'inciter à les rendre. Concentrer pour résoudre.

Les livres empruntés et jamais rendus suscitent, en règle générale, d'insondables culpabilités.

En ce qui me concerne, la culpabilité est toute relative. D'une part, je crois avoir à mon compteur autant de bouquins prêtés qu'empruntés. D'autre part, personne ne m'a jamais réclamé ces livres.

Peut-être les propriétaires de ces livres ont-ils simplement oublié leur existence? Dans lequel cas, lesdits propriétaires ne méritent-ils pas d'être sans vergogne dépossédés?

Il existe (dit-on) un mot, à l'île de Pâques, qui désigne le fait de s'approprier tous les objets d'un ami en les empruntant un à un. Cette convoitise bien organisée s'appelle tingo.

Serais-je coupable de tingo? Pas impossible. Je suis prêt à me surprendre moi-même.

Pourtant, je jure me souvenir clairement de chacun des propriétaires de ces livres, et j'ai bien l'intention de leur rendre leur bien. Un jour ou l'autre. Dans un avenir imprécis.

Voilà qui ferait un amusant projet: une grande relaxation printanière où je rendrais enfin tous ces livres. Ce serait aussi l'occasion de rencontrer des gens que je ne vois plus guère, ou pas assez souvent.

Faire un go avec Hugo et lui refiler Pattern Recognition (date de l'emprunt: 2009).

Écumer une bière avec Marie-Pierre et lui rendre Jacques Ferron, Éminence de la Grande Corne du Parti Rhinocéros (date de l'emprunt: 2003).

Payer un café à Mirka et lui redonner ses quatre traductions du Popol Vuh (date de l'emprunt: 2001).

Certains emprunts commencent à dater, ce qui suggère une question: pourquoi n'ai-je pas tout bonnement assimilé ces livres à ma collection personnelle? Il aurait suffi d'un petit réadressage mental – et voilà le travail!

Pourquoi rendre tous ces livres lorsque l'amnésie pure et simple éliminerait le problème?

Malheureusement, les livres empruntés sont comme l'huile pour l'eau. Ça ne se mélange guère avec le reste d'une bibliothèque. Il subsiste toujours comme une barrière invisible. Un champ de force.

J'ai souvent prêté des livres en insistant pour ne pas les revoir. L'emprunteur pouvait (au choix) les garder, les refiler à un ami, les oublier dans un lieu public. Or, malgré mes exhortations, ces livres persistaient à revenir au bercail, obstinés comme des boomerangs.

C'est que la possession d'un livre dépasse le simple droit à la propriété: elle vient compléter, confirmer une lecture prenante.

La possession est si importante qu'elle en devient parfois ambiguë: qui saurait dire si le lecteur possède le livre ou si, au contraire, le livre possède le lecteur?

J'ai beaucoup fréquenté les bibliothèques publiques, à l'époque où mon pouvoir de lecture dépassait mon pouvoir d'achat, et il m'en reste comme un regret. Des trous invisibles dans ma bibliothèque: l'espace qu'auraient occupé ces livres que j'ai lus, que j'ai aimés, mais que je n'ai jamais possédés.

Pourquoi ce regret? Simple syndrome du trophée de chasse?

Réponse toute simple, quasi satisfaisante, mais qui cache une autre question: pourquoi avons-nous besoin de trophées de chasse?

Le trophée ne flatte pas simplement l'ego, il s'y greffe. Il s'apparente en ce sens au cannibalisme: le trophée représente ce que nous voulons devenir. En nous appropriant l'animal, surtout l'animal exceptionnel – beste du Gévaudan ou bête lumineuse -, nous voulons d'abord nous approprier ses qualités.

Il en va de même pour les livres. La bibliothèque n'est pas un simple ragoût: elle renferme les archives de ce que le lecteur est devenu. Elle est une annexe de l'ADN.

Cela explique pourquoi nous élaguons plus volontiers les livres dans lesquels nous ne nous reconnaissons plus: une bibliothèque pertinente vaut toujours mieux qu'une bibliothèque exhaustive. Plus n'est pas toujours mieux.

Évidemment, je présente ici une vision idéale de la chose. Il arrive au trophée de dériver, comme n'importe quoi d'ailleurs – et je vous laisse, précieux amis, le soin d'imaginer l'équivalent littéraire de la tête d'orignal ligotée sur le toit du 4X4.

Sur ce, je vais préparer la grande relaxation.