Une équipe de joyeux neurologues américains vient de démontrer en laboratoire le concept de Zuhandenheit, décrit dans les années 20 par Heidegger.
En quoi consiste ce concept?
Je ne vais pas vous baratiner. Je n'ai pas lu Sein und Zeit, pas même en version condensée. Enfin, disons (très grossièrement) que le Zuhandenheit décrit la faculté d'oublier un outil afin de le maîtriser.
Lorsque vous manipulez une fourchette, une scie sauteuse ou un lance-roquettes, l'outil n'occupe pas le centre de votre conscience, mais flotte plutôt en périphérie – à la manière de vos membres. L'outil fait partie de vous.
(Ach! je n'ai pas écrit dix phrases sur le sujet et déjà je crains qu'un commando de germanistes ne viennent défoncer ma porte.)
Ladite équipe de joyeux neurologues a conçu une expérience où deux groupes de sujets devaient exécuter des tâches sur un ordinateur. Or, les pauvres devaient utiliser (à leur insu) une souris dysfonctionnelle: de temps à autre, le curseur ralentissait.
Vous avez déjà travaillé sur un ordinateur où le curseur se déplace trop lentement? Pire que le supplice de la goutte.
Bref, c'est en analysant la gestuelle des participants que nos neurologues ont remonté la fameuse piste Heidegger. En effet, lorsque la souris fonctionnait, la main traçait certains motifs harmonieux, dont l'expression mathématique serait apparemment liée à la cognition. Lorsque la souris traînait la patte, en revanche, ces motifs disparaissaient.
Autrement dit, le malfonctionnement d'un outil engendre un malfonctionnement de la cognition. C.Q.F.D.
Cette démonstration ouvre des portes intéressantes – et néanmoins, une partie de moi s'en fiche royalement.
J'adore la science, voyez-vous. Et pas seulement les trucs spectaculaires. J'aime aussi les bêtes débats méthodologiques: l'analyse critique d'une expérience ou d'un raisonnement.
Pourtant, je crois que toutes les expériences n'ont pas forcément besoin d'être scientifiques pour être valables. Heidegger n'a pas attendu des résultats de laboratoire pour écrire Sein und Zeit, après tout. L'expérience quotidienne lui suffisait.
D'ailleurs, n'importe quel écrivain a mille fois vécu et vérifié le phénomène décrit par Heidegger.
À toutes les époques, l'outil du scribe a fait l'objet d'un fétichisme tatillon – qu'il s'agisse de la machine à écrire, de la plume ou de la mine. Je me souviens par exemple, lorsque j'écrivais encore à la main, avoir été incapable d'utiliser autre chose que des mines H 0,5 mm.
Ces caprices s'appliquent aussi bien aux outils simples qu'aux outils complexes – lesquels ne sont jamais que des assemblages d'outils simples. En revanche, plus l'outil est complexe, plus il faudra une familiarité approfondie pour l'oublier. Il n'y a rien comme la corvée de s'habituer à un nouvel ordinateur pour se le rappeler.
Je commence à croire, d'ailleurs, que ma manie de faire durer et perdurer des ordinateurs obsolètes est sans doute moins écologique que pragmatique.
Tenez, il y a deux ans, ma souris est morte. C'était une honorable Logitech que je chérissais depuis des années, avec laquelle j'avais écrit deux livres, presque trois. J'ai bien failli lui faire des funérailles, la pauvre.
Mon chagrin s'est transformé en anxiété lorsqu'une fois au magasin, j'ai réalisé que la taille des souris avait exponentiellement augmenté au cours des années précédentes. Les plus obèses avoisinaient la taille d'une Honda Civic et possédaient au moins trois boutons superflus. Quant aux plus petites, elles occupaient la paume de main aussi délicatement qu'une citrouille de foire agricole.
L'utilisateur moyen avait-il des mains de géant, ou voulait-on donner au consommateur le sentiment d'en avoir pour son argent?
J'ai finalement acheté la plus petite souris – 50 % plus grosse que ma précédente. J'y touchais le moins possible, du bout des doigts, essayant de me débrouiller exclusivement avec le clavier. Chaque fois que ma main se posait sur la souris, je ressentais un inconfort profond, fondamental.
Il m'a fallu six mois et deux amorces de tendinites avant de m'habituer. Aujourd'hui, tout va bien. La souris, si encombrante soit-elle, a disparu: elle fait partie de ma main.
La chaise, le bureau, l'écran, le clavier, le système d'exploitation et l'ensemble des logiciels représentent autant de petites expériences où nous cherchons chaque jour à oublier nos outils, envers et contre l'obsolescence programmée.
La vie est un grand laboratoire, et peut-être la philosophie et la neurologie n'existent-elles que pour nous donner l'illusion de ne pas être les cobayes de la farce.
Vous nous parlez de souris ? Depuis deux semaines que Marsi et moi nous arrachons les cheveux pour une souris. Nous avons eu la méchante idée d’inter-changer nos souris, c’est ma faute, je ne voulais plus de queue… de fil entre les pattes. Je jalousais sa souris libre, habile à faire des arabesques harmonieuses sans entrave, que vous appelez la cognition. Je me suis toute de suite adaptée, ma main sur son dos souris avec l’impression d’être née avec une souris dans l’arc de ma paume. Nous ne faisons qu’un, elle et moi. Tandis que la rejetée, celle que j’ai donné à Marsi reste récalcitrante, fait la rebelle, se rebiffe.
Pour se venger, elle a exigé une analyste systématique et non systématique sur sa programmation pour la mettre à une nouvelle main : option du pointeur, vitesse du double-clic, vitesse de défilement, tant de tâtonnement et on commence seulement à ne plus avoir l’air de marionnettes désynchronisés quand on joue au Mahjongg.
On parle beaucoup souris, c’est amusant, mais en lisant le lien entre l’outil et la cognition, j’ai beaucoup pensé à la conduite automobile. La première année où l’on conduit cet engin, nous restons conscients que c’est une machine extérieure à soi, et je me souviens de l’impression que j’avais qu’elle me conduisait plus que je la conduisais.
Vive les vieilles pantoufles ! De la cognition à son meilleur.