Chacun son cap Horn
Mercredi le 31 mars dernier, par une température grise et pluvieuse, Abby Sunderland doublait le cap Horn à bord du Wild Eyes, un sloop de 12 mètres.
Abby fait le tour du monde. En solo. Sans interruption ni assistance.
Elle a 16 ans.
Mais attendez, ce n'est pas tout. Jessica Watson, 16 ans elle aussi, va bientôt compléter son propre tour du monde à la voile. Au moment où je tape ces lignes, elle traverse le sud de l'océan Indien. En mettant le pied en Australie, dans quelques semaines, elle bouclera une circumnavigation de 38 000 kilomètres.
Ces voyages s'inscrivent dans une tradition lancée en 1895 par le légendaire Joshua Slocum – mais rappelons, histoire de mettre les choses en perspective, que Slocum avait alors 50 ans au compteur, et plusieurs décennies de navigation au long cours.
On a beau dire que la technologie a beaucoup changé la navigation, cette récente vague de jeunes skippers solitaires n'en est pas moins spectaculaire. Dans une société où l'adolescence s'étire désormais jusqu'à l'orée de la trentaine, ces aventures rappellent ce dont on est capable à 16 ans.
Ces récits me fascinent, non seulement en tant que trentenaire moyen qui approche de sa crise de mi-vie, mais également en tant que romancier généraliste.
Notez bien, il existe sans doute un lien entre mon métier et ma crise de mi-vie. Tandis qu'Abby et Jessica doublaient le cap Horn, je tapais sur mon clavier, assis devant une fenêtre qui donne sur un bout de trottoir, trois bagnoles et une paire de frênes défoliés. En devenant romancier, on signe souvent le contrat sans lire les petits caractères.
Mais je m'écarte.
Le voyage de ces jeunes filles envoie donc un message aux romanciers – ou, du moins, leur donne matière à réflexion. Ne trouvez-vous pas que vos romans manquent d'audace? Qu'ils pataugent, englués dans le bitume comme un troupeau de mammouths?
Permettez que j'emprunte un exemple chez le voisin.
Lorsque la photographie a fait son apparition, au milieu du 19e siècle, les peintres se sont soudain retrouvés avec le problème du réalisme. Comment faire compétition à l'inhumaine fidélité de l'argentique?
Les peintres (les meilleurs, du moins) ne se sont pas entêtés. Ils ont pris acte, et se sont employés à faire éclater la peinture dans tous les sens: impressionnisme, fauvisme, cubisme, surréalisme, expressionnisme, abstraction, néoplasticisme. Une des phases les plus effervescentes de l'histoire de l'art.
D'accord, ils ont aussi largué une partie du public en cours de route – mais se fussent-ils englués dans le réalisme qu'ils auraient sans doute perdu tout leur public.
Voilà la condition première de l'avant-gardisme: la capacité de reconnaître que le monde change.
De nos jours, le réalisme demeure encore l'étalon du roman, et de la fiction en général. Il s'agit du chemin le plus court vers la vraisemblance, laquelle est essentielle à la suspension de l'incrédulité.
Même dans les genres fantastiques, qui pullulent en ce moment, le non-réalisme est balancé par une bonne dose de réalisme. En situant Harry Potter ou Twilight dans un cadre scolaire connu, les auteurs dépassent le simple ciblage stratégique: ils fournissent la dose nécessaire de réalisme.
Le réalisme serait-il donc un rouage indispensable de la fiction? Je veux bien.
Seulement voilà, des jeunes filles comme Jessica Watson et Abby Sunderland devraient nous forcer à repenser le réalisme. Lorsqu'elles doublent le cap Horn, elles n'accomplissent pas un exploit strictement géographique ou sportif: elles repoussent les frontières du réel.
Notre monde change à toute vitesse. La technologie et la culture bouillonnent. Ce qui semblait farfelu autrefois – doubler le cap Horn en solo à 16 ans – semble aujourd'hui possible.
La réalité évolue, mais le réalisme littéraire est toujours en retard, perpétuellement enraciné dans une réalité qui date (au mieux) de 10 ou 15 ans, voire dans une réalité assez vague pour se situer en 1977.
Voilà peut-être pourquoi je m'intéresse tant à la science-fiction: il s'agit de l'un des rares genres qui osent contester les frontières du réalisme.
Je vous recommande la lecture d'Accelerando, un roman de Charles Stross. Intéressante coïncidence: on y voit une jeune fille de 12 ans qui, afin d'échapper à l'emprise de sa mère, se vend en esclavage et part travailler dans une exploitation minière sur la quatrième lune de Jupiter.
Chacun son cap Horn.
mouais… suis bien sûr d’accord avec toi sur ce côté de l’expérience du monde toujours bousculée, et ton exemple des 2 navigatrices est bien choisi…
d’autre part, tes bouquins sont là pour prouver que dans l’illusion et la construction d’univers pas de leçon à te faire, et respect de lecteur en tout cas!
hier matin, je faisais justement bosser mes étudiants Qc sur le « Axolotls » de Cortazar, c’est-à-dire comment la puissance du passage au fantastique peut précisément tenir au fait que ce glissement soit indiscernable par rapport à saisie du monde réel
suis absolument certain qu’on en sera d’accord, et que du coup ça ouvre un nouvel espace à ce texte : et si justement notre Cap Horn c’était notre capacité à nous ouvrir à ces mutations indiscernables du monde réel pour que l’expérience de la littérature en soit l’antidote, l’écart, la suspension ? tout ce que nous aimons, justement, chez les grands fantastiques ?
(au fait, tu nous visites au Salon du livre Québec ?)
Il ne faut pas tout ramener à soi; mais j’ai le mal de mer; je l’avais par temps calme et clair sur le Camiile Marcoux entre Matane et Baie-Comeau, Aussi après dix minutes sur la traverse Québec-Lévis; l’avouerai-je ? C’est une honte , mais pas trop loin de chez vous, dans les gondoles du Parc Lafontaine , quand il y en avait. Bon . Je les envie de pouvoir partir aussi jeune et aussi ( radicalement ) . Ah le droit de
P A R T I R . C’est-y dans la Constitution ca ?
Baudelaire voulait qu’on l’y inscrive. Ca veut tout dire. Ne vous étonnez donc pas de commencer bientôt à entendre , des « vieux » avoir hâte de partir…pour le grand repêchage !!!!