La disparition du livre – épisode 5173
Elles ne datent pas d'hier, ces rumeurs selon lesquelles la technologie va tuer le livre.
Ça n'a sûrement pas commencé dès les premiers tita titati ti de Guglielmo Marconi, mais on peut supposer que la radio et ses feuilletons ont sans doute compté parmi les tout premiers médias incriminés.
En vérité, le premier agresseur digne de ce nom aura été le cinéma, avec son approche résolument moderne de la narration. (Encadrez moderne d'une paire de guillemets, si vous en avez envie.)
La télévision a ensuite pris le relais – ce qui aura permis à Marshall McLuhan de mener une bonne et fructueuse carrière -, suivie de Pacman, du Lite-Brite, du ciné-parc, de l'ordinateur personnel, du Web, de la Wii et du iPad.
Cette longue lignée de Attila le Hun devait, à un moment ou un autre, entraîner la disparition du livre. Mais évidemment, ladite disparition ne s'est pas encore produite – et pour une simplissime raison: le livre est increvable.
Il s'accroche telle une vigoureuse grippe, chevillée solidement au corps de notre culture.
J'en veux pour preuve que notre civilisation n'a jamais produit tant de livres – et que si ce n'était de l'épineuse tâche qui consiste à les vendre, nous en produirions encore davantage. La presse et le pilon ne refroidissent guère, ces années-ci.
D'ailleurs, on aura compris ceci: c'est non pas le livre que menacent les nouvelles technologies, mais la lecture.
D'un point de vue technique, cela revient au même: sans lecteur, un livre n'est jamais qu'un cale-porte. D'un point de vue philosophique, en revanche, il s'agit d'un tout autre problème – et d'une tout autre chronique.
Quoi qu'il en soit, j'entendais récemment parler d'un nouveau péril: Internet ne menacerait plus simplement le lecteur, mais l'écrivain lui-même.
C'est connu: si Internet permet de se documenter vite fait et de récupérer ces précieuses journées que l'on gaspillait autrefois à flirter avec les bibliothécaires, cela ne va pas sans quelques détours par Facebook ou Twitter (selon votre religion), d'occasionnels interludes Youtube (loisir ocuménique), ou tout bonnement un bon vieux déficit d'attention googliforme.
À l'époque où le romancier généraliste piochait sur sa vieille Olivetti, la matière à distraction était moins agressive. Tout au plus pouvait-on s'égarer en cherchant un mot dans le Petit Robert – anecdote historique qui, de nos jours, plonge les moins de 20 ans dans la plus profonde perplexité.
Il faut le reconnaître: en matière de distraction, le dictionnaire en pulpe d'arbres morts est un hochet inoffensif comparativement à la toute-puissance de Wikipédia.
Bref, les écrivains arrivent au même constat que tout le monde (et à peu près en même temps, pour faire changement): la fréquentation excessive d'Internet ramollit la productivité et raréfie l'écriture.
Le mal de ce siècle encore jeune, quoi.
Et puisque la tradition veut que les écrivains cherchent très fort à se distinguer des autres travailleurs, certains s'estiment plus affectés par le Web que la moyenne de leurs contemporains, vu la concentration soutenue que requiert l'écriture de fiction.
Pire encore: certains prétendent que la fréquentation abusive de CNN.com, de Farmville ou de ces désopilantes vidéos de hamsters occupés à grignoter du pop-corn finirait par endommager la capacité même d'imaginer, de structurer et de rédiger un récit littéraire – si bien que ce n'est plus seulement le temps qui ferait défaut aux auteurs, mais la syntaxe même de la fiction, son rythme, sa cohésion, son originalité.
Voilà: je nous sens à deux doigts de céder (une fois de plus) à la panique. Brandissant le spectre de l'acculturation et de l'avachissement moral, nous exigerons bientôt l'administration de Ritalin aux romanciers, une initiative inspirée du programme de distribution de méthadone.
Le Web n'est-il pas le nouvel opium du peuple?
Trêve d'alarmisme! Voyons plutôt le bon côté des choses: Internet nuirait à l'écriture littéraire? Excellente nouvelle! Faites un peu le calcul: voilà des décennies que nous redoutons la disparition du lecteur. En escamotant les écrivains, la disparition du lecteur devient anodine. N'est-ce pas là une élégante solution?
(En attendant, je file chez Canadian Tire acheter un boîtier en acier afin d'y cadenasser mon modem. On n'est jamais trop prudent, lorsqu'il s'agit de travailler sur un roman.)
Très beau billet Monsieur Dickner. Vous dîtes que nous produisons plus de livres… Mais quel genre de livres ? Je vous le demande. Je trouve qu’il y a beaucoup de non-livres qui sont publiés. Je n’en nomme qu’un qui me vienne à l’esprit, Virginie.