Hors champ

Le sphinx

L'écrivain William Gibson se voyait récemment demander quel était son auteur préféré, et quelle question il aimerait lui poser.

Sa réponse: "Jorge Luis Borges." Sa question: "Comment est-ce possible?"

Borges est l'archétype de l'éminence grise. Sortez dans la rue et demandez aux passants s'ils connaissent le nom de Borges. Vous ferez un sacré kilométrage avant de croiser un badaud qui le connaisse.

Innombrables sont pourtant les auteurs qui vouent une admiration sans borne à Borges – et qui, sans doute, aimeraient poser la même question au sphinx argentin: Comment est-ce possible?

Sans doute Borges garderait-il le silence.

On annonçait récemment la réédition de ses ouvres complètes dans La Pléiade, version revue et révisée, après un hiatus de dix ans causé par des imbroglios juridiques que Pierre Assouline résume fort bien sur son blogue, aussi vais-je vous épargner les redites.

Cela étant dit, il est navrant de constater que l'on parle moins du texte que du vaudeville juridique qui entoure sa réédition. Ainsi fonctionnent le journalisme et l'actualité: obligés de s'intéresser à l'anecdote, comme s'il ne restait plus rien à ajouter sur la substance.

Or, on peut toujours ajouter un petit quelque chose à propos de Borges. Un dernier mot, un ultime épilogue.

Jorge Luis Borges: un auteur infiniment épiloguable.

En ce qui me concerne, le vieil Argentin m'a toujours donné envie de cesser d'écrire.

Ce mythique écrivain a si bien repoussé les frontières de l'écriture et de la pensée, et avec une telle exigence, que la lecture de ses textes laisse pantois, épaté, et incite à se demander si l'on a vraiment le droit d'écrire sans y mettre un peu de cette exigence.

Mais Borges me coupe l'envie d'écrire pour une tout autre raison.

Et cette raison est la suivante: je me promets depuis des années de lire Borges. Pas seulement ses trois ou quatre recueils les plus notoires, mais son ouvre complète.

Lire, et pas simplement parcourir. Lire comme Borges mérite d'être lu. Lentement. En arpentant les réseaux de sens et de références, les étages souterrains, les mensonges et les sous-entendus, l'écrasante et labyrinthique érudition.

On me dira qu'écrire et lire ne constituent pas deux ambitions mutuellement exclusives. Et pourtant, j'ai toujours l'impression qu'il n'est pas très raisonnable, pas très rigoureux, de lire Borges et d'écrire en même temps.

Il faut lire Borges avec le même sérieux que Borges mettait à écrire – et un tel contrat accapare suffisamment d'espace mental pour empêcher d'écrire.

En somme, lire Borges compte parmi les raisons pour lesquelles il me semblerait tout à fait justifiable de cesser d'écrire. Lire Borges, ou faire le tour du monde à la voile. Devenir menuisier, herboriser ou me consacrer au karaté. Programmer. Courir. Apprendre le japonais. Cacher des trésors. Élever des poules.

Est-ce que je n'en viendrais pas à regretter l'écriture?

Pas forcément. Il y a au moins autant de mérite à être un bon lecteur de Borges (ou un bon éleveur de poules) qu'à être un bon écrivain.

Emma est un autre

Tout le monde connaît le bovarysme, cette force obscure, nichée dans le cerveau du lecteur, et qui pousse ledit lecteur à s'identifier au protagoniste d'une histoire.

Le bovarysme est aussi puissant qu'irrationnel: il n'existe aucun lien objectif entre le lecteur et son avatar de papier. Ici, un concierge se transforme en guerrier Hun. Là, une secrétaire devient prostituée paraplégique. Là encore, un cégepien dégomme des zombies au lance-flammes.

Je me rappelle avoir lu Les Trois Modes de conservation des viandes de Maxime-Olivier Moutier peu après sa publication, en 2006, alors que je n'avais pas d'enfant. Ça ne m'avait pas empêché de m'identifier au narrateur du texte.

Il faut dire que c'était un sacré tour de force, que ce roman. Une merveille de texte bien foutu. Il faut une habileté du tonnerre de Brest pour écrire 300 pages captivantes à partir de rien: la routine parentale, le ménage incessant, la répétition de chaque jour.

La vie toujours trop bien remplie, et qui néanmoins semble un peu vide.

J'ai relu ce livre cette semaine, et j'ai été soufflé. Maintenant que j'ai des enfants, chaque phrase m'a frappé avec une force nouvelle. J'en suis resté secoué.

Comme quoi il existe une force plus puissante que le bovarysme: lorsque, pour le meilleur et pour le pire, vous devenez réellement Emma Bovary.