Je ne parlerai ici qu'en mon nom. Je tente généralement de m'en tenir à ça: ne parler qu'en mon nom, et ce, bien qu'il me soit arrivé d'utiliser le nous, le on, le il.
J'ai la fibre communautaire. Je trie mes matières recyclables, je ralentis près des écoles, je salue la caissière. À l'heure d'opiner, en revanche, je suis profondément individualiste. Je n'exprime que mon opinion à moi.
Ainsi en va-t-il de ce que je m'apprête à dire sur les chroniqueurs, blogueurs, critiques et autres professionnels de l'opinion. Car à l'heure de prendre la parole sur la place publique, au moment de jouir de notre liberté d'expression, nous baignons tous dans le même bouillon.
Et voici ce que j'ai à dire: quiconque se sent investi par la vérité ferait mieux de s'éloigner du clavier et d'aller prendre l'air jusqu'à ce que ça lui passe.
Personne n'est parfait, bien entendu, et il m'arrive aussi de déraper. D'être péremptoire, radical, carré. Mais plus souvent qu'autrement, j'abuse du conditionnel, du peut-être. Combien de fois ai-je regretté qu'il n'existe pas davantage de synonymes pour les verbes sembler et paraître?
J'aime beaucoup l'expression "sans doute" qui, contrairement à son sens premier, suggère plutôt qu'il y a matière à douter. Car tout tient là-dedans: suggérer que l'on est sur une piste, que l'on pense avoir trouvé un truc intéressant, mais que rien n'est assurément certain, positivement établi, totalement béton.
Cette réserve, qui tient de l'élégance ou de l'étiquette, touche à l'éthique lorsque l'on exerce le délicat métier de critique.
Contrairement à pas mal de monde, je ne tiens pas la critique pour inutile ou nuisible. Je constate seulement que certains la manient avec une inexcusable légèreté, et qu'il en résulte des pratiques navrantes.
Par exemple, cette pratique qui consiste à démolir un livre parce qu'il s'inscrit dans un genre ou une manière qui déplaisent fondamentalement au critique.
On se sert alors du texte comme prétexte, afin de pilonner une certaine conception de la littérature. On ne parle pas de la qualité de l'exécution: on attaque un programme, une intention – et le livre devient la victime collatérale d'une entreprise de démolition qui ne le concerne qu'indirectement.
Aussi malhonnête soit-elle, cette forme de critique touche souvent au but – ce qui ne laisse pas d'étonner. Qui accorderait le moindre crédit à un critique culinaire qui, en entamant une chronique sur un restaurant japonais, affirmerait qu'il exècre la cuisine japonaise, et qu'il en mange d'ailleurs le moins souvent possible? Certains critiques littéraires réussissent pourtant ce tour de passe-passe. C'est dire à quel point, dans notre compréhension de la littérature, nous fourrons tout dans le même sac.
Et que dire de cette pratique, douteuse entre toutes, qui consiste à se complaire dans l'immolation des livres que l'on n'a pas aimés…
Entendons-nous: il n'y a, en soi, aucun mal à dire du mal d'un livre. Surtout lorsque le livre en question fait l'objet d'une polémique, d'une grande notoriété, ou d'une appréciation trop consensuelle. La critique négative entend alors rétablir l'équilibre, donner le contrepoids.
On s'explique mal, en revanche, le désir d'attaquer un livre peu connu, voire inconnu. Un premier livre, publié dans l'indifférence général. Le faire grimper sur scène dans l'unique dessein de le démolir, méthodiquement, avec les outils bien affûtés du critique qui en a vu d'autres. Avec juste ce qu'il faut de condescendance – les gants de caoutchouc que l'on enfile pour feuilleter cette prose, la perche de 20 pieds sans laquelle on ne daignerait pas y toucher.
On se l'explique d'autant moins qu'il serait, somme toute, plus simple de se taire. De passer le bouquin sous silence. S'il ne mérite pas d'être lu, après tout, pourquoi lui faire de la publicité – même négative?
Certains critiques, pourtant, persistent à broyer du livre. Et pas les plus coriaces. Broyer ce qui facilement se broie. Sans effort. Presque distraitement. Et ils en font une habitude. Au nom de la critique, de la salubrité publique.
Au nom de la Vérité.
Je comprends que l'on puisse se sentir investi par la vérité. Je comprends même que l'on veuille parfois l'infliger à son prochain. Nous avons tous nos faiblesses. Mais lorsque l'on prétend devenir critique, le premier devoir est de se méfier de la vérité.
Et cela signifie, plus souvent qu'autrement, se méfier de soi-même.
Un après-midi, un ministre fut distrait par Churchill au beau milieu de son discours. Winston faisait des signes de désapprobation. Le ministre, irrité, déclara: « Je vois que mon très honorable ami remue la tête, mais je ne fais qu’exprimer mon opinion personnelle. » « Et moi », répondit Winston sans lever les yeux, « je ne fais que remuer ma tête personnelle. »
William Manchester, Winston Churchill tome 1, Rêves de gloire : 1874-1932, Robert Laffont, Paris, 1985, p. 701
p.s. Vous ne parlez sans doute que de Didier Fessou ici, non? :-)
«Se méfier de la vérité […] signifie, plus souvent qu’autrement, se méfier de soi-même.» Voilà non seulement ce qui devrait être l’article numéro un du code de déontologie d’un critique, mais aussi un excellent précepte de vie! Et, en tant qu’art de l’ambiguité, n’est-ce pas ce que nous enseigne justement le genre romanesque depuis trois cent ans? En tous cas, c’est la principale leçon que j’essaie d’en tirer…
Même le plus professionel des critiques ne peut se dissocier complètement de ses émotions, préjugés et même des légers désirs de vendettas accumulés au fil des ans. Nul ne peut prétendre détenir la vérité et pour ce qui est des certitudes il n’y en a qu’une, celle qui nous coupe la respiration pour vrai, une de ces quatre matins…
Ah … (soupir). Vous arrivez à exprimer haut et fort (oui, oui, je vous ai entendu, c’était fort), ce que je dis, crie, chuchote sur tous les tons.
D’ailleurs, comme je m’adonne personnellement à la « critique » que je tiens à nommer « commentaires » de lecture, je me surveille de près à cet égard de me prendre pour la vérité infuse. Je prie quiconque de m’avertir si, un jour, je m’éloigne subtilement de la subjectivité avouée.
Je crois qu’à un certain moment, il est question de démesure de l’égo et de malhonnêteté c’est pas très original ce que je dis là, mais qu’est-ce que vous voulez, parce que sinon comment expliquer cette manière de descendre un livre au lieu de dire ouvertement « ce n’est pas mon genre de lecture ». Il faut de l’honnêteté pour le faire. Il faut s’avouer humain, et aucun humain ne détient LA vérité, à la toute rigueur SA vérité, laquelle, je l »espère, continue d’être à l’ordre d’un questionnement en règle à tous les jours.
Il m’arrive de lire ce qui n’est pas mon « genre de livre », surtout des premiers romans en fait, parce que je crois qu’il faut mettre la lumière sur les premiers romans québécois, pour ma croyance que l’inconnu a grand besoin qu’on le présente quand il arrive dans une nouvelle famille, un nouveau pays. Et quand je tombe sur un roman qui n’est pas mon genre, j’en alerte mes lecteurs, le rappelle et ajoute ce bémol à mes déclarations, je ne suis pas dans ma tasse de thé, et on peut se noyer même une tasse de thé quand on est une fourmi hors de sa fourmillière ;-)
Mais voilà, je ne suis pas payé pour commenter les livres. Je n’ai pas à défendre mon nom. Je suis un prénom, Venise. Et s’ils savaient, ces critiques avec le grand C, qu’en avouant leur humanité, ils se gagneraient de cette crédibilité qu’ils sont en train de perdre allégrement au profit des monsieur et madame tout le monde qui sont consciencieux dans leurs commentaires et, surtout … honnêtes !