Hors champ

L’alarmisme

Peut-être aurez-vous noté ma passion pour l'alarmisme. Rien ne me fascine tant que les mauvais augures et les prophètes de malheur. Sans doute cette fascination est-elle attribuable au fait que je suis, moi-même, un alarmiste réprimé.

Il faut aussi dire que pour les écrivains, l'alarmisme est un terrain connu.

J'entends par là que l'alarmisme est, à sa manière, une forme de fiction. Un genre littéraire envoûtant, proche cousin du conspirationnisme, démocratiquement pratiqué par tout le monde: journalistes, chauffeurs de taxi, politiciens et autres coiffeuses.

Je n'oserais pas prétendre que notre époque donne, plus qu'une autre, prise à l'alarmisme. N'empêche, il me semble que l'inquiétude est à la hausse – notamment en ce qui a trait aux nouvelles technologies.

J'ai l'impression d'assister au choc du futur. Pas une semaine ne passe sans que je tombe sur un billet ou une chronique qui présentent l'ordinateur et Internet comme les agents de la Grande Dégradation Universelle.

Dégradation de notre capacité de concentration, de focus, de cognition. Dégradation de la grammaire, de l'orthographe et des codes narratifs. Dégradation du sens critique, de la relation éditoriale, de la propriété intellectuelle, de la calligraphie.

Depuis l'an dernier, il me semble détecter une anxiété grandissante à l'égard de Facebook, Twitter et du réseautage social en général.

Il faut dire que, dans ce domaine, nous avons été vachement loin – je pense notamment à des applications comme WhosHere qui, installées sur votre téléphone, recueillent vos données GPS et publient votre position en temps réel sur une carte.

Le simple téléphone portable, autrefois conspué, semble aujourd'hui bien bénin.

La situation a pris une ampleur telle que l'addiction aux médias sociaux passe désormais pour une question de santé publique. À l'émission L'après-midi porte conseil, diffusée sur la Première chaîne, on invitait récemment les auditeurs à décrocher de Facebook pendant deux semaines.

Deux semaines, le défi est modeste. Je lis régulièrement les témoignages de gens qui cherchent à décrocher pour de bon. Des desperados qui ferment leur compte, changent leur mot de passe et leur adresse électronique.

Bref, je lisais récemment cette question sur un blogue: "Serons-nous la dernière génération d'humains capables de rester seuls?"

Il s'agit (en dépit des apparences) d'une question profondément littéraire: la lecture n'est-elle pas, en effet, une activité fondamentalement solitaire – voire la plus solitaire des activités puisqu'elle exige l'attention exclusive du lecteur?

On a donc envie de se demander – calmement, n'est-ce pas, sans céder à l'alarmisme – s'il serait possible que le réseautage finisse par affecter notre capacité à rester seul avec un livre.

Il est évidemment impossible de répondre à cette question. Lorsqu'on s'interroge sur les tendances de lecture, on patauge forcément dans les causes multiples: l'interférence des autres médias, du cursus scolaire, du niveau de vie. Les réponses se perdent toujours un peu dans le bruit ambiant.

Cela dit, cette question comporte un autre versant – car si la lecture est un vice solitaire, le bouquinage et la critique constituent en revanche des activités foncièrement sociales.

Bien avant l'apparition de Usenet, on fréquentait la librairie et la bouquinerie, ces places semi-publiques où l'on commentait, argumentait, suggérait, guidait. On allait aussi au club de lecture et à l'heure du conte. Plus informellement, l'abreuvoir ou la machine à café pouvaient faire l'affaire.

Malgré la grosse quincaillerie moderne, ce besoin a peu changé. Nouvelles technologies, nouvelles places publiques. De nos jours, on indexe ses lectures dans des sites de catalogage social, on les publie sur Facebook, on en discute dans les forums, on met en ligne des fan fiction (qui ne sont, au fond, qu'une forme très élaborée de commentaire).

Du 5 mai au 30 juin se déroule l'un des clubs de lecture les plus singuliers que nous ait donné le Web 2.0: le One Book, One Twitter.

Pour cette première édition, des milliers de lecteurs se (re)plongent dans le roman American Gods, de Neil Gaiman, puis publient au fur et à mesure leurs réflexions, commentaires et questions sur Twitter, afin de générer un incroyable brouhaha littéraire. Une vaste place publique multicontinentale, multilingue, ouverte 24 heures sur 24.

Derrière la façade lisse de nos lectures, nous avons toujours emménagé des espaces où nous poursuivions la conversation, pour reprendre les mots de Gabriel Zaid.

Car le livre est d'abord cela: une extension de nos conversations.