Hors champ

La grève du sens

J'ai participé à bon nombre de rencontres avec des lecteurs, au cours des dernières années, et j'ai appris à détecter le genre de questions que l'on me pose.

Nommons en rafale les questions de politesse et les questions convenues, celles préparées à la demande du professeur ou posées sous la contrainte, les affirmations déguisées en question, les questions qui en comprennent plusieurs et que l'on peut déplier comme un accordéon, les questions chaotiques et incompréhensibles, les questions trop intelligentes…

On pourrait faire tout un livre sur le sujet.

Pourquoi le lecteur questionne-t-il tant? D'où vient ce besoin de savoir? Ce besoin de comprendre?

Dans le fond, il s'agit (presque) toujours de la question du réel. Le lecteur veut tendre la main et, au travers des illusions, toucher au sens réel des choses.

L'auteur est toujours content de se faire poser des questions. Cela donne l'occasion de soulever le capot et de discuter un peu de mécanique.

Mais est-il bien prudent de tout dévoiler, de tout éclairer?

Chaque texte cache un certain nombre de choses, et l'un des plaisirs de la lecture consiste à réfléchir, à se creuser la tête, à jouer du Rubik – et, finalement, à trouver une (possible) réponse.

Or, ces petits mystères ne sont intéressants que si le lecteur travaille un tant soit peu pour les résoudre. Aussitôt expliqués, ils se fanent – et au lieu d'éprouver une bienheureuse épiphanie, le lecteur se dit simplement: ah bon.

Conseil de la semaine: face au lecteur, jouez à l'idiot.

Mieux encore, compliquez-lui la tâche. Ne fournissez pas votre grille de réponse et vos clés de lecture. Un roman n'est pas un sudoku.

J'aborde ce sujet parce que la série américaine Lost vient de se terminer, après six ans et 121 épisodes.

J'ai déjà parlé de cette série ici, l'hiver dernier. J'expliquais notamment qu'il s'agissait de l'une des séries les plus littéraires que l'on puisse voir à la télé, avec ses références constantes à une multitude de livres – depuis Stephen Hawking jusqu'à L'Épopée de Gilgamesh, en passant par Alfred de Musset, Dostoïevski et les frères Grimm.

Lost est une série extraordinaire pour ceux qui aiment les mécanismes de la narration. Tous les trucs y sont, on croirait traverser une anthologie des manières de raconter une histoire.

Or, l'ingrédient narratif principal, celui qui a fait de cette série un succès, c'est le mystère. Pas le simple mystère qui crée le suspense, mais le mystère constant, exponentiel, d'une complexité qui suggère le fouillis total, mais avec juste assez de cohérence pour que l'auditeur morde à l'hameçon.

On ne s'étonne pas qu'il existe sur le Web une encyclopédie collaborative consacrée à Lost, où l'on trouve de tout: transcriptions, décryptions, spéculations, analyses.

Voilà plusieurs années que des millions d'auditeurs attendent l'explication de tous ces mystères, et ce, en dépit d'un paradoxe narratif fondamental: une fois résolus, lesdits mystères n'auront plus guère d'intérêt.

C'est donc avec un mélange de satisfaction et d'affliction que j'ai assisté à cette grande séance de démystification qu'a été la sixième saison. À chaque épisode, je me suis demandé: en disent-ils trop?

Le créateur de la série, J. J. Abraham, confie volontiers son attirance pour les boîtes closes. Il prétend même posséder un cadeau jamais déballé, offert par son grand-père il y a des années, préférant au simple cadeau le potentiel de la boîte scellée.

La question est donc: pourquoi déballer les boîtes de Lost?

À cause de cette contrainte tacite selon laquelle on ne peut laisser 15 millions de téléspectateurs dans l'insatisfaction et la frustration?

Au moment où j'écris cette chronique, il ne reste qu'un seul épisode à la série, et je tremble à l'idée de voir une lumière trop crue jetée sur les dernières bribes de terra incognita.

Sans doute me faudrait-il avoir le courage de ne pas écouter cette dernière émission. Faire la grève du sens. Préserver le mystère envers et contre les scénaristes.

Quelle époque, où le lecteur doit se substituer à l'auteur.