Les Schtroumpfs gagnent toujours
Il est entendu que les idées révolutionnaires ne fleurissent pas forcément parmi les classes prolétaires. La raison en est simplissime: lesdites classes sont trop occupées à trimer pour changer le monde.
On a souvent vu, au cours de l'histoire, ce paradoxe étonnant: des gens qui, élevés parmi les classes aisées, et disposant par conséquent du temps et de la distance nécessaires, s'inscrivaient ensuite contre l'exploitation des classes laborieuses.
Des exemples? Jacques Roumain, tiens, dont je potasse en ce moment la biographie. Marxiste militant, Roumain est né au sein de l'aristocratie de Port-au-Prince. (Ce qui ne l'a pas empêché de crever la dalle plus tard dans sa vie, mais il s'agit d'une autre histoire.)
Et parlant du loup, Karl Marx n'a pas, lui non plus, passé son enfance à coller des semelles de bottes dans une usine mal chauffée. Pas plus que Simonne Monet ou monseigneur Gustavo Gutiérrez.
N'allez pas entendre ce que je n'ai pas dit: que la bourgeoisie est la pépinière obligée des révolutions – ou qu'au contraire les familles modestes ne produisent aucun rebelle.
Je dis simplement que l'histoire compte plusieurs de ces citoyens qui, ayant été favorisés par l'exploitation de classe, se sont ensuite élevés contre cette exploitation.
Elle défie la logique, cette idée que l'exploitation puisse, en certaines occasions, devenir l'outil même de la lutte contre l'exploitation. Un tel paradoxe paraît plus aisément explicable par le biais de la météorologie que par celui de l'histoire conventionnelle.
Et où nous mène ce long préambule?
À un vol Paris-Montréal où Michel Vézina et moi revenions du festival Étonnants Voyageurs. En compagnie des suspects habituels – Saint-Éloi, Mars, Frankétienne, Laferrière, Péan, Victor, Prophète, Trouillot et autres Mabanckou -, nous venions de reprendre la programmation originale de Port-au-Prince, annulée par le séisme que l'on sait.
Appelons ça un acte d'entêtement. (Plusieurs Haïtiens ont, depuis janvier, développé une allergie au mot "résilience".)
Mais je m'égare.
Assis à bord de notre Boeing 777, sanglés devant nos écrans LCD, Michel et moi avons écouté ce film qui a fait la manchette l'hiver dernier: Avatar.
Les minuscules écrans d'Air Canada ne sont guère réputés pour leur capacité à rendre le 3D, ce qui permet de se concentrer sur le récit lui-même.
Immanquablement, Michel et moi avons passé un bon moment à nous obstiner à propos du film, de ses qualités et de ses défauts, mais surtout à propos de ce qui me semble constituer – comment dire? – un vice de procédure fondamental.
Résumons un peu l'histoire, juste au cas où vous auriez passé le temps des Fêtes dans le coma: une compagnie minière cherche à exploiter un gisement d'unobtainium situé dans le sous-sol d'un peuple d'humanoïdes bleus. Pour ce faire, l'administrateur de la compagnie envoie son armée privée rayer les humanoïdes de la carte.
L'affaire se passe sur Pandora, une lune qui orbite autour d'Alpha Centauri – mais en dépit de cette distance, tout le monde comprend ce dont il est question: le comportement de nos compagnies minières dans les pays du tiers-monde.
Dans cette allégorie, l'attribution des rôles est claire: Wall Street, Africains et Blackwater apparaissent en constant filigrane.
Un rôle reste cependant ambigu: celui de l'industrie qui narre cette histoire.
Tout en écoutant le film, je ne cessais de mesurer combien le cinéma moderne repose entièrement sur l'industrie minière. Les appareils et ordinateurs nécessaires au tournage, au montage et au visionnement d'un film comme Avatar sont entièrement géologiques. Plastiques, métaux, semi-conducteurs, circuits imprimés et autres nylons ne contiennent pas un atome de matière organique.
Que du jus de roche.
Il est entendu, disais-je plus haut, que les aborigènes ne sont pas forcément les mieux placés pour dénoncer publiquement les compagnies minières, et que, par un paradoxe historique, ce soit l'intelligentsia des pays industrialisés qui doive parfois faire le boulot.
Mais jusqu'où ce paradoxe tient-il la route?
Tout est sans doute une question d'intention. Marx n'a pas écrit Le Capital pour payer les factures.
Avatar visait moins à éduquer le public qu'à cartonner au box-office. La preuve? On n'aura pas daigné s'inspirer de la réalité jusqu'au bout: lorsque le rideau tombe, ce sont les aborigènes qui ont gagné contre la compagnie minière. Le spectateur peut aller dormir l'esprit en paix. Les Schtroumpfs gagnent toujours.
Devant une telle aberration, il convient de se demander: à qui profite la fiction?
À qui profite la fiction? Vaste question que vous posez-là et je ne crois pas que je sois vraiment équipé pour répondre à ça. Allez-vous y répondre vous-même à cette question dans votre prochain billet ? J’aimerais bien lire ça. À prime abord, il me semble que la fiction profite aux riches. Je n’ai pas vu Avatar, mais je sais que toutes les petites familles ont payé pour voir ce maudit film Hollywoodien de ce James Cameron qui jouit sur scène quand il gagne un oscar. Avatar, une espèce de film pour donner bonne conscience au peuple ouais. Pas très intéressé à voir ça vraiment.
En tout cas, pour le moment, la fiction de ce genre, ça profite à Hollywood et aux États-Unis. Je ne continuerai pas sur cette lancée. Je pense que vous avez compris mon idée.
Le Canadien James Cameron s’est dépouillé de l’occasion d’obtenir la citoyenneté états-unienne, mais je m’égare.
C’est une histoire grand public qui est une réécriture des grands thèmes de conquête et d’exploitation, comme Pocahontas l’était, comme Cortez a fait. Une fiction bleue pour changer du bain sanglant de l’Histoire. Je pense que si c’est possible de forcer les gens à y voir un message constructif, cela vallait bien le divertissement
Votre voix est plaisir à lire sur le cinéma.
Je n’aurais jamais pensé aux cies minières
de qui dépendent le succès de bien des réalisateurs
made in Hollywood, à bien y penser.
Merci.
Ce film, à mon avis, peut être « lu » à plusieurs niveaux, mis à part son côté « action-réaction ». Effectivement, c’est une critique à peine voilée du néo-libéralisme. On y décrit les mécanismes de base de l’exploitation des ressources en territoire « aborigène » et les techniques pour se les approprier – de la manière douce à la manière forte. On y parle aussi de culture comme du ciment d’une communauté, aussi le danger de disparition de la végétation et de la faune locales – assises même de la culture des habitants de Pandora – ce danger, disais-je, annonce leur révolte.
À quoi sert ce genre de film? À conforter ceux qui se sentent victimes du néo-libéralisme. Comme ce film donne les révoltés pour gagnants – les conditions gagnantes ici sont toutefois un peu beaucoup improbables irréalistes – cela rassure.
En fait, la situation des colonisés – parce que les habitants de Pandora sont des cibles évidentes – dans la réalité, n’a que peu de choses à voir avec le film. Pourquoi? Parce que la technologie fait foi de tout dans la plupart des cas, si on porte un regard historique sur ce genre de phénomène. Quelle que soit l’ardeur de l’opprimé, le gagnant d’une confrontation sera le plus souvent celui des belligérants qui possède une technologie supérieure.
À ce titre, lire « De l’inégalités parmi les sociétés » de Jared Diamond ou encore cet autre classique sur les colonisés (et malheureusement oublié par nos contemporains), « Le portrait du colonisé et du colonisateur » par Albert Memmi, pour s’en convaincre.
Quelque part, si on accepte de considérer ce film sous un autre angle, on peut encore revenir au concept classique de l’opposition entre « Bons » et « Méchants » et, du coup, retomber aussitôt dans un autre mythe, celui de l’American way of life où le laisser-pour-compte, s’il persiste dans son « combat » a encore une chance de s’en sortir. (Et si quelqu’un de déclassé s’en sort en Amérique, ce n’est pas en suivant les voies habituelles, mais en acceptant d’être véritablement créatif au sens pur du terme. Mais qui se préoccupe de ce détail de nos jours?).
L’Americain way of life est possiblement aussi un autre mythe à déconstruire, à mon avis… Pourtant ce film semble porter à bout de bras ce mythe. Étonnant que pour cette seule raison, ce film n’ait pas remporté le prix de la meilleure réalisation! Mais son concurrent, Hurt Locker, était encore plus primairement américain…