Ah, ces chroniques envoyées à la corbeille. J'en possède toute une collection, entassée dans un coin de mon disque dur. Je n'ai jamais pris la peine de les effacer pour de bon, par paresse ou prudence. Elles flottent dans le subconscient de mon Mac.
Je viens justement de rédiger tout un premier jet en pure perte. Quelque 600 mots sur les défis du romancier dans un monde qui repose sur la gratification instantanée. Twitter, encore Twitter.
Appelons-la (arbitrairement) Chronique 196.
Ce n'était pas un mauvais texte. J'y avançais quelques idées pas trop connes sur le day trading, Mordecai Richler et la notion de marge d'erreur.
Quelque chose me turlupinait pourtant et, en fin de compte, j'ai fait Contrôle-W. Hop! Six cents mots de plus dans les vastes limbes du journalisme culturel, et une heure de travail chez le diable.
Au fond, je suis plus soulagé qu'ennuyé. Je trouve toujours délicat de discuter des médias sociaux sur la place publique.
Pas que le sujet soit inintéressant – au contraire: il intéresse trop. Je tente chaque fois d'en parler froidement, comme on parlerait d'outils. Fourchette, rotoculteur, Twitter: même bazar. On ne peut s'afficher tout bêtement pour ou contre. Tout est question d'usage.
Mais rien à faire: chaque fois que j'aborde le sujet, ça se termine en aquaplanage. Les gens sont vachement émotifs, lorsqu'il est question des médias sociaux, et il suffit d'en dire deux mots pour se retrouver aussitôt classé dans un camp, une clique, une tranchée.
Cela étant dit, il ne s'agissait pas de la raison pour laquelle j'ai composté la Chronique 196. À vrai dire, il m'a fallu dormir là-dessus pour comprendre la nature exacte de mon agacement.
Je vous parlais, le mois dernier, de l'alarmisme qui imbibe le Web. De ces nombreux ennemis qui causeront (dit-on) la fin du roman. Facebook, Twitter, Google, Youtube – l'ennemi est omniprésent. Tout nous menace, tout nous condamne au déficit d'attention, à la désyntaxification, à l'avachissement intellectuel.
S'il faut en croire les prophètes de malheur, le Web n'est rien qu'un vaste champ de mines où les écrivains tomberont forcément, un à un, criblés de mignons petits chats.
Ma Chronique 196 n'était pourtant pas dans ce ton. Ni larmoyante ni alarmiste. Elle n'affirmait même rien de catégorique, se contentait de poser quelques questions sans même se risquer à y répondre. Pour le pur plaisir de jongler avec les idées.
Le problème, c'est que bien des gens posent les mêmes questions, jonglent avec les mêmes idées, dans le dessein bien plus tranchant de répéter (allez, encore une fois) que le Web est en train de tuer le roman.
Or, il se trouve que je n'ai pas envie d'embarquer dans ce wagon. Non seulement parce que l'alarmisme m'énerve, mais pour une raison plus fondamentale.
Lorsqu'on annonce la mort du roman par asphyxie numérique, on escamote en fait une très vieille réalité – à savoir que l'écriture romanesque, plus que toute autre activité, s'est toujours pratiquée envers et contre les distractions ambiantes.
Rien de nouveau là-dedans.
Écrire un roman, c'est être convaincu que le monde constitue un endroit rudement intéressant, mais qu'il faudra quand même fermer l'écoutille afin de vous concentrer sur votre manuscrit.
Écrire, c'est accepter que vous ne sortirez pas vous étendre dans le hamac, au fond de la cour. Que vous vous condamnerez forcément à la monomanie. Que votre vie sociale en souffrira peut-être un peu. Que vous serez un brin absent, lunatique sur les bords.
Écrire, c'est admettre qu'il vous faudra écourter un brin les vacances, vu qu'il y a tout un tas de chapitres à abattre d'ici septembre et que c'est pas le voisin d'en face qui va se taper le sale boulot.
Faire tout ça, donc, et sans rouspéter. Parce que personne ne vous y force.
Et devoir chaque matin vous convaincre que ça vaut le coup.
Depuis que le monde est monde, les prétextes abondent pour ne pas écrire – à plus forte raison lorsqu'il s'agit de cette entité abusive et irrationnelle qu'est le roman. En matière de distraction, le Web n'est que le petit dernier de la famille. Une menace balbultiante, qui souille encore sa couche.
Alors vraiment, pas de panique. Les romanciers ont l'habitude de s'encabaner. Pour tout dire, rien ne les définit mieux.
un grand porfesseur d’université, pas encore à la retraite, mais ca s’en vient , ( que j’admire beaucoup ,mais que je me retiendrai de nommer , pour éviter la chicane ,et par charité chrétienne ) réagirait à ce texte par ces mots plus qu’élogieux, , d’un académisme péremptoire :
« pas pire pantoute » cette chronique , sur la chronique qui n’a pas eu lieu.
C’est la littérature, et non pas le Web, qui finira par tuer le roman…
Bah, moi, j’ai confiance au romancier, moins au lecteur. C’est lui le pavillon, le butineur, le zappeur. Le consommateur « va-vite-je-suis-pressé-veux-rien-manquer de la vie pour ta vie.
Ceci dit, c’est admirable d’absurdité de lire la chronique 197 (toujours arbitrairement) relever la feu chronique 196. Le subconscient d’un Mac parle par sa bouche, taisons-nous … à moins, à moins que, je dise « Twitter » … Ça y est, je l’ai dit !