Mon pays, c'est une ruelle
Hors champ

Mon pays, c’est une ruelle

Dans mon quartier, le vocabulaire varie avec le passage des saisons.

Les semaines s'écoulent au rythme des floraisons, au rythme du lexique qui bourgeonne dans les interstices du trottoir: la lupuline et le chou gras, les différents trèfles, l'oxalide dressée et les renouées, la bourse-à-pasteur.

Chaque matin, je mesure les progrès de la petite flore sauvage qui envahit le moindre espace vacant.

Je n'arrive pas à comprendre comment on peut vivre dans un paysage aussi défloré que Paris, par exemple. Jamais n'ai-je vu la moindre brindille percer les trottoirs parisiens. Une ville lisse, épilée.

Montréal me semble à cet égard autrement divertissante. Plus crasseuse, bien entendu, et plus hirsute aussi. Divertissement et saleté sont indissociables.

À partir du mois de mai, le guide Fleurbec devient mon inséparable compagnon. Plus question de passer la porte sans glisser ce bouquin dans ma ceinture. Chaque coin de rue devient l'occasion d'une découverte.

Mon regard file en rase-mottes: c'est mon lèche-vitrine à moi.

Prenez le cas de la lépidie densiflore. Vous ne l'avez pas remarquée: elle pousse pourtant partout. Il s'agit d'une petite plante filiforme, presque entièrement dénuée de feuilles. Une plante sans feuilles? Et comment diable parvient-elle à survivre? Excellente question.

En fait, les tiges sont totalement occupées par les fruits – jusqu'à un millier par plante, nous apprend le toujours exhaustif Marie-Victorin – et ces petites cosses plates et vertes effectuent la quasi-totalité de la photosynthèse.

Des fruits qui se comportent comme des feuilles? Que voilà une étrange subversion… En matière d'anarchisme, la botanique s'avère toujours inspirante.

Mais en vérité, ma fascination pour les plantes sauvages est moins scientifique que littéraire: j'ambitionne de mettre des mots sur la moindre touffe de verdure de mon quartier.

L'inutile plaisir de tout nommer: en énumérant les espèces qui poussent sur le terre-plein, le promeneur s'enfonce dans un nuage de mots et de récits. Le paysage est un texte comme tout le reste.

Pourtant, d'une saison à l'autre, je rame pour me rappeler le nom des espèces identifiées l'été précédent. Chaque mois de mai, il faut tout reprendre au bas de l'échelle. Le vocabulaire botanique a un je ne sais quoi de rébarbatif. Il ne colle pas à ma mémoire. C'est un savoir annuel, qui hiverne mal.

J'ai beau me réciter les noms en boucle à chaque coin de rue, rien n'y fait. Pour organiser ma mémoire, il faut potasser les anecdotes, l'étymologie et les usages – car chaque espèce porte sa petite histoire.

Ainsi, la panse rebondie du silène enflé commémore le ventre de Silène, dieu de l'ivresse, satyre et père de Bacchus. L'asclépiade commune, à laquelle on prête des vertus curatives, rappelle Asclépios, le dieu grec de la médecine. Quant à la matricaire odorante, elle sert prétendument à traiter certains troubles de l'utérus (que d'aucuns nomment matrice).

Chaque espèce ouvre une porte sur un monde inconnu. Sans doute tonton Baudelaire aurait-il été d'accord: les plantes sauvages sont les plus délicates invitations au voyage.

Le plus souvent, il s'agit d'un très bref voyage, simple détour afin de visiter le seul coin du quartier où poussent l'euphorbe réveille-matin, le silène enflé ou la molène.

Parfois, au contraire, le promeneur est convié à une interminable odyssée – car si sauvages soient-elles, toutes les plantes ne sont pas indigènes. En ville, plus particulièrement, d'innombrables espèces ont été introduites d'Eurasie.

Chaque ruelle raconte mille histoires migratoires, mille accommodements plus ou moins raisonnables. Chaque ruelle cache mille pays.

Je rêve d'Amérique centrale chaque fois que je tombe sur un plant de galinsoga velu, cette minuscule fleur jaune qui aurait été introduite chez nous par le commerce de la banane. Je rêve de Suède en cherchant le trèfle alsike. Je rêve d'Irlande en voyant l'oxalide dressée.

Parfois encore, le voyage se déroule dans un autre espace, un autre temps: celui de la fiction.

C'est le cas lorsque je tombe sur un plant d'achillée millefeuille, ainsi nommée en mémoire d'Achille, guerrier fameusement détalonné lors de la guerre de Troie, et qui aurait, selon la légende, utilisé la plante afin de soigner ses comparses.

Dans mon quartier, il suffit de marcher un kilomètre pour se retrouver sur les bords de la mer Égée.