Je suis un lecteur paresseux: je refuse de trimer pour rien.
J'aime les livres qui sont difficiles parce qu'ambitieux. Leur difficulté et l'effort nécessaire pour les lire m'apparaissent alors justifiables.
Mais souvent, la difficulté n'est que de la poudre aux yeux, du bitume narratif. L'auteur serait arrivé au même résultat – voire à un meilleur résultat – s'il avait daigné alléger son texte. Donner de l'air et des repères au lecteur.
Pardon? Tout est une question de style? Ne me faites pas rire, j'ai les sinus congestionnés.
À trop buter sur ces livres inutilement tarabiscotés, je suis devenu paresseux. Je respecte désormais l'écrivain qui me respecte, et qui ne cherche pas à m'empêtrer dans son duct tape syntaxique.
La paresse implique, en revanche, de s'astreindre de temps en temps à des lectures coriaces – car paresse et mollesse n'ont rien à voir.
Ce goût du dur à cuire remonte, je crois, à ma première lecture de Moby Dick.
J'avais 16 ou 17 ans, et il a dû me falloir un certain acharnement pour lire jusqu'au bout les aventures du fameux Ishmaël. Vingt ans plus tard, pourtant, je ne me souviens d'aucun effort particulier: uniquement de l'orgueil d'avoir talonné Herman Melville jusqu'à la dernière page.
Je n'avais pas bêtement terminé Moby Dick, voyez-vous: j'étais devenu Moby Dick – à l'instar de ces personnages de Ray Bradbury qui, ayant mémorisé un livre, en deviennent l'incarnation.
Depuis, je me suis tapé un certain nombre de bouquins ardus – tous n'étant pas, du reste, ardus pour les mêmes raisons.
Certains livres sont difficiles sans l'être vraiment: il s'agit en fait de "livres que l'on dévore couché à plat ventre sur son lit" (selon la formule perequienne), mais dont le projet est si ambitieux, si vaste, qu'il faut simplement savoir s'accrocher.
Appartiennent à cette catégorie: La vie: mode d'emploi de Georges Perec (justement), tous les derniers romans de Neal Stephenson (Cryptonomicon, le Baroque Cycle et Anathem), et Le ciel de Québec de Jacques Ferron.
Certains livres sont difficiles, en revanche, parce que leur projet s'avère fondamentalement tordu. Le récit s'y déroule d'une manière si distinctive et atypique que cela chamboule (voire redéfinit) notre façon de penser le récit.
C'est notablement le cas de Sometimes a Great Notion, de Ken Kesey, un roman où trois narrations s'épissent et se croisent, souvent dans le même paragraphe.
Lire un livre difficile s'apparente au sumo. Vous vous tenez à moitié nu, sur le bord de l'arène. De l'autre côté du cercle se dresse le livre, massif et menaçant. Cinq cents pages de muscles et d'inertie.
Il lance une poignée de gros sel dans le cercle – et au moment où le sel crépite sur le sol, votre cour arrête de battre. La lecture commence.
Dans les sports de catch, on ne gagne pas avec des pichenottes et des taloches. Il faut agir avec vélocité. Empoigner le mawashi de l'adversaire, rompre son équilibre.
En gros: la victoire se joue durant les trois premières séances de lecture.
Lire cinq ou six pages ne suffit pas, il faut en abattre une petite centaine – et bien les maîtriser. Passé ce cap, la lecture se simplifie. Vous habitez le récit. Vous anticipez les clés de bras syntaxiques et autres crocs-en-jambe narratifs. Mieux: vous en redemandez.
Mais cette approche est plus facile à préconiser qu'à pratiquer, et plusieurs bouquins m'ont mis K.-O. tout simplement parce que j'ai manqué de discipline.
Je n'ai, par exemple, jamais pu dépasser les premières pages de la Recherche du temps perdu. Quant aux Rêveries de Rousseau – pourtant pas réputées insurmontables -, elles m'ont mis au plancher en moins de 10 pages. Sans doute l'envie me faisait-elle défaut.
D'autres livres, par contre, attendent toujours une revanche. Ils m'ont fait mordre la poussière, mais je n'ai pas dit mon dernier mot. C'est le cas d'Underworld de Don DeLillo, du Pendule de Foucault d'Eco, et du Joyce de VLB.
Ces poids lourds devront cependant patienter un peu puisque je viens de me lancer mon petit défi estival. Si vous vous demandez ce que bibi lira dans son hamac durant le mois de juillet, ce sera Gravity's Rainbow de Thomas Pynchon, en V.O.A.
Huit cents pages bien tassées, et post-moderne à souhait.
Il me tarde d'en découdre.
J’adore Pynchon. J’ai lu l’été dernier son roman V. en V.O.A. Je fuis les traductions moi aussi. Pynchon, quel auteur ! Bonne lecture alors. ;)
Trois livres qui m’ont rebuté:
1- « Ulysse » de James Joyce. Ça fait des années que mon signet est placé à la moitié du premier tome. Certaines éditions anglophones intelligentes ont choisi d’inclure un index expliquant, à l’aide d’annotations généreuses, les passages hermétiques;
2- « Histoire romaine » de Theodor Mommsen (1817-1903). Je l’ai largué à un librairie d’occasion après m’être cassé les dents au bout de 200 pages;
3- « Le déclin de l’occident » d’Oswald Spengler. Deux tomes. Dans collection Idées de Gallimard. Suis passé au travers au milieu de pleurs et de grincements de dents et j’exagère à peine. Ai fait refaire la reliure et cet ouvrage trône au milieu de ma bibliothèque comme un fait d’armes;
4- « Sous le volcan » de Malcolm Lowry. Suis passé au travers sans joie et j’ai pas pigé grand-chose.
Morale (pour moi-même). Je n’aime plus me donner ce genre de misère. C’est pourquoi je lis cet été, sans complexe, « Doggy bag » de Philippe Djian.
;)
J’ai dû m’y reprendre à deux ou trois fois pour franchir les 75 premières du «Pendule de Foucault», mais ce livre m’a ensuite procurer l’une de mes grandes joies de lecture. Sans contredit l’un de mes dix romans préférés!