Dr Fleming et Lady Gaga
Si vous le permettez, j'aimerais ajouter une chronique de plus à la rubrique Ces Questions Classiques Que Posent Les Lecteurs.
La question du jour: où trouvez-vous vos idées?
La réponse est désarmante de simplicité. Partout. En fait, pire que partout: n'importe où. Pour reprendre une expression désuète, on pourrait dire que les idées se trouvent sous le pas d'un cheval.
Ou, en l'occurrence, sous le pied de mes enfants.
Je ramassais récemment les livres éparpillés sur le plancher de notre salon, ce qui constitue sans doute la tâche la plus inutile que je puisse imaginer. Capharnaüm est un mot familier chez nous.
En écartant une pile de Binou, je suis soudain tombé sur un de mes livres d'enfance: un fascicule à propos du légendaire colacanthe, publié par le Musée national des sciences naturelles.
Le colacanthe, au cas où vous l'ignoreriez, constitue l'un des plus spectaculaires fossiles vivants jamais découverts. Les paléontologues croyaient ce gros poisson blindé disparu depuis 60 millions d'années jusqu'à ce qu'un chalutier sud-africain en ramène un dans ses filets la veille de Noël 1938.
Ce premier spécimen ayant viré à la viande avariée avant qu'on pût l'étudier sérieusement, les scientifiques entreprirent de distribuer des avis de recherche sur la côte africaine et jusqu'à Madagascar.
Les fossiles vivants étant par définition rudement casaniers, les avis de recherche furent publiés pendant des années sans donner le moindre résultat.
Il fallut attendre presque 15 ans avant qu'un nouveau spécimen ne fût signalé, cette fois sur une petite île des Comores. Extatiques, les chercheurs s'y précipitèrent à bord d'un avion militaire nolisé pour l'occasion, dans l'espoir d'examiner la bête dans sa prime fraîcheur cadavérique.
Mais les chercheurs n'étaient pas au bout de leurs surprises. Le pêcheur indigène qui s'était trimballé le poisson – une belle bête de 90 livres – depuis l'autre côté de l'île leur révéla en effet que les gens du coin connaissaient l'existence du colacanthe depuis belle lurette!
Telle était l'incroyable vérité: les Comoriens utilisaient cet immangeable poisson afin de réparer les crevaisons de vélo. Lorsqu'il fallait coller une rustine, rien ne raclait mieux la chambre à air que l'écaille rugueuse d'un colacanthe.
À partir de cette anecdote magnifique, on pourrait écrire un roman comico-tragique sur la science et la civilisation, sur la technologie et le savoir aborigène. Suffit d'ajouter un nazi à l'oil torve et une belle paléontologue, et vous voilà parti pour Hollywood.
Vous voulez des idées? Et voilà: on les trouve partout, n'importe où.
J'aimerais jouer l'avocat du diable et ajouter qu'on ne trouve aucune trace de cette histoire de colacanthe et de rustine sur le Web. Ça ferait une chute amusante. Ce serait cependant inexact. On trouve quelques rares références à cette histoire sur Google, essentiellement des fichiers pdf qui sommeillent au fond d'obscurs serveurs universitaires.
De bien modestes résultats, il faut le dire, en regard des 113 millions de pages au sujet de Lady Gaga.
Aussi bien dire que je n'aurais jamais découvert cette information si le fascicule du Musée national des sciences naturelles ne s'était glissé sous mon pied. Ainsi va la vie: il ne suffit pas de savoir où chercher une idée, encore faut-il connaître l'existence de l'idée en question.
Or, littérature et science partagent cette vieille faiblesse fondamentale: il n'existe aucune méthode pour dénicher des idées, des solutions ou des poissons préhistoriques dont on ignore ignorer l'existence.
Le hasard seul sait s'en charger.
Afin de donner ses lettres de noblesse à ce phénomène, les Anglais lui ont donné un joli nom: serendipity.
Peut-être connaissez-vous cet épisode classique: le docteur Alexander Fleming, réputé pour tenir son laboratoire dans un désordre déplorable, laissait souvent croupir dans l'évier des piles de boîtes de Petri crasseuses. Un jour, en faisant la vaisselle, il découvrit qu'une spore mystérieuse avait colonisé une de ses boîtes de Petri, éradiquant toute activité bactérienne avoisinante.
On dit souvent que le docteur Fleming a trouvé la pénicilline; il serait plus exact de dire que la pénicilline a trouvé le docteur Fleming.
Vous voulez savoir d'où viennent les idées? De partout, de nulle part. Elles dérivent autour de nous comme des millions de spores en suspension dans l'air.
Ce qui manque, ce ne sont pas les idées. Ce sont les boîtes de Petri.