Je profite du fait que tout le monde s'affaire à canoter ou badigeonner son jardin d'herbicides pour passer en catimini quelques feuillets sur ce sujet foncièrement polémique qu'est le livre électronique.
Je vous l'ai déjà dit, je déteste parler du livre électronique. L'entreprise est aussi risquée que de s'allumer un gros Montecristo en faisant le plein de sans-plomb.
Pourtant, je passe mon temps à mastiquer ce caillou. Sous la douche, en marchant, en pelant les carottes. C'est la faute au zeitgeist.
À force de ruminer sur le sujet, il faut forcément purger la mémoire tampon de temps en temps.
Enfin, toujours est-il que je vous parlais en mai dernier d'une application d'astronomie que j'avais installée sur mon iPod. Je trouvais merveilleux de pouvoir décortiquer le système solaire sous tous les angles – et j'osais même dire que, dans le genre, ça battait n'importe quel livre en papier.
En marge de ma chronique, un certain monsieur Mali a alors rétorqué: "Il faut tout de même laisser la place à l'imagination et à la mémoire. L'iPod se substitue à elles, et nous rend esclaves, dépendants."
Sur le coup, j'ai songé que ce monsieur Mali avait bien raison, et que j'avais ni plus ni moins vendu mon âme au diable. Pourquoi m'étais-je donc procuré cette bébelle?
Que voulez-vous, je suis comme ça. Piètre débatteur, je pars toujours de l'hypothèse que mon vis-à-vis a raison.
Dans ce cas-ci, par contre, mon cerveau est vite revenu à l'attaque et je me suis rappelé que cette opinion sur l'iPod – et sur les technologies de l'information en général -, on l'avait déjà exprimée à propos du livre lui-même.
Et ça ne date pas d'hier.
En effet, Platon rapporte dans son Phèdre les paroles de Socrate, lequel cite le roi égyptien Thamous: "[l'écriture] ne peut produire dans les âmes que l'oubli de ce qu'elles savent en leur faisant négliger la mémoire."
Il s'agit grosso modo de la thèse de Nicholas Carr sur Google, ou de monsieur Mali sur l'iPod – mais avec un petit 2400 ans d'avance. Rudement précurseur, le Socrate.
Il faut garder à l'esprit que le livre, avant d'être un format ou une marchandise, constitue d'abord et avant tout une technologie, et que s'il a suscité la technophobie et la méfiance, ça ne l'a pas empêché de fonder notre civilisation.
La technologie est comme ça. Elle se soucie assez peu de notre opinion.
Je raconte cette histoire, n'est-ce pas, sans chercher à prendre un parti radical sur la question. Lorsqu'on en vient aux nouvelles technologies – ou pire: à la futurologie -, il est imprudent de se complaire dans des opinions trop polarisées.
Je le sais pour m'y être déjà cassé les dents.
Oui, j'éprouve une méfiance de fond à l'égard de la technophilie, de l'optimisme et de la pétulance. En revanche, je me garde d'acquiescer trop vite au discours de Socrate. Cela reviendrait non seulement à suggérer que notre culture est déficiente, mais que cette déficience remonterait à l'abandon de la culture orale.
Un peu fort de café, non?
Cette idée est d'autant plus difficile à avaler que, depuis Darwin, on comprend bien que l'évolution ne dépend pas de la prévalence du plus fort, mais de la survie du mieux adapté.
Socrate aurait sans doute trouvé matière à réflexion chez Darwin – si, du moins, il avait consenti à lire De l'origine des espèces.
Une complexité tolkienesque
Et à la suite de ma chronique sur les plantes sauvages, monsieur Perrier s'étonne: "Ça alors! Quel étonnant quartier vous habitez, vous."
En fait, monsieur Perrier, tous les quartiers sont étonnants. Le problème, c'est que nous passons le plus clair de notre temps à filtrer ce qui nous tombe sous les yeux. Il faut se contraindre à changer de perspective.
Vous savez quel est mon accessoire de promenade préféré? Une petite loupe de géologue, à grossissement 10x.
Armé de cet instrument, je peux passer une demi-heure à examiner une poignée de sable. J'y trouve de tout. Du quartz, des copeaux de mica, du jaspe, mais aussi des graines bizarres, des segments d'élytres monstrueux, des flocons d'on ne sait trop quoi.
Nous n'imaginons pas la complexité tolkienesque du moindre bout de trottoir sur lequel nous posons le pied – et rien ne vaut une loupe pour changer votre regard, parole de romancier.
Comme disait maître Kong…
Il me semble bien que l’on glisse aisément entre le fond et la forme. Puisque de toute évidence, l’écriture, est un mode d’expression qui peut prendre divers supports de vieilles tablettes d’argile jusqu’au divers supports du multi-média, audio-vidéo en prime. Il demeure toutefois fascinant ce lien quasi-naturelle, comme un prolongement de nous même, vers le bon vieux papier, que penser du retour plus récent du vinyle sur nos tables tournantes et voilà que l’on redécouvre la vie toute simple de nos ruelles.
Bref, une sorte d’éternel retour comme disait Nietzsche, mais où l’une forme ne remplace pas nécessairement l’autre. Et qui sait, en attendant peut-être le retour de nos poules en villes ?
Pas certain que Nietzsche et Socrate ferait bon menage, monsieur LaForest.
Pour avoir lu quelques ouvrages du moustachu allemand, on ne s’aventure pas beaucoup en disant que celui-ci détestait le péripatéticien de la pensée sceptique.
Socrate tombait aussi sur les nerfs de Diogène le Cynique avec son « poulet deplumé » en guise d’être humain.
Et ce dernier faisait l’envie d’Alexandre le Grand, selon la légende encyclopédique illustrée.
Bref, je crois qu’il est intéressant de dissocier Socrate des origines du « rayonnement » de la civilisation Occidentale. La promenade d’un esprit critique ne doit pas être confondue avec la critique militaire d’un guerrier en campagne.
Ce serait plutôt l’élève d’Aristote qui serait la référence « littéraire » du grand livre d’Histoire de toutes les « Conquêtes de l’Ouest ».
D’ailleurs, le parcours d’Alexandre et de ses émules successifs ne doit pas être étranger a la cartographie crée par l’étendue géographique des locuteurs de la belle famille élargie des langues indo-européennes.
Même chose pour le terrain de jeu des langues sémitiques, etc.
II
Cela dit, pour en revenir directement a la polémique entourant le livre comme support technologique de la pensée humaine, un livre électronique demeure un livre, a la base.
Sauf que les possibilités de la numérasition des lettres mondiales font apparaître des considérations philosophiques que l’on croyait disparues ou relevant d’un autre âge.
Par exemple, revient a l’avant-scène la question des licences libres par rapport aux droits d’auteur conventionnels. Ici, c’est le combat du voltigeur des Lumières qui revient.
Il y aussi le concept de littérature équitable qui remet en question ce que l’on qualifie de littéraire, ce qui fait partie du patrimoine mondial, ce qui relève du domaine public et ce qui motive encore un être humain a écrire dans une époque hyper-mécanique comme la nôtre.
Pourquoi fabriquer encore du sens avec les lettres ou des symboles statiques alors que l’on peut polluer le tout avec des images ?
Et la, je reviens a l’idée de votre lecteur critique: tuer l’imagination du lecteur, c’est tout ce que le multimédia finira par provoquer.
Bien sur, certains diront qu’il y la matière a triompher prochainement. Imaginez ! Faire entrer la « désuétude » de l’écrit dans un objet branché ! A noter, en passant, que ce que l’on reproche le plus au iPad est de ne pas être connecté en permanence au réseau. Pas au monde extérieur, au réseau souterrain de la toile intérieure de l’humanité commerçante.
J’espère, ici, que le mot « toile » ne vous empêche pas déjà de VOIR ou de sentir l’araignée du Seigneur des Anneaux qui attend sa proie cheminant vers la fonderie naturelle pouvant engloutir le pouvoir surnaturel d’un anneau sensé les « rassembler tous »…
Enfin, tout cela pour dire que l’avenue électronique est porteuse d’autant d’espoirs que de craintes face a l’évolution humaine de la pensée. Je dis bien « évolution humaine » et non pas « surhumaine » ou « cybernétique » de la civilisation humaine.
On prétend souvent qu’un livre est le fruit d’un arbre mort. Je crois plutôt que la nouvelle vie offerte a certaines pages fibreuses et pulpeuses redonnent vie a tout une pensée écologique et scientifique qui affirme que rien ne se perd, rien ne se cree, tout se transforme.
Non, plus j’y pense, plus je crois que la numérisation extrême du savoir et de l’imagination de l’humanité, sa désincarnation physique, rendra l’écriture encore plus étrangère a la pensée critique ou l’imagination rebelle. Deux composantes essentielles d’une littérature qui s’objecte ou s’oppose a la bêtise ou la marchandisation du monde.
J’appelle cela le « syndrome Celine Dion ». Le problème avec Celine inc., ce n’est pas une question de goût, de culture musicale ou d’esthétique au sens large. Ce que je déteste du phénomène virale Céline Dion, c’est le fait que lorsque les gens entendent chanter celle-ci sur un support médiatique quelconque, ils ont le goût d’acheter un disque au lieu d’avoir le goût de chanter, danser ou vivre tout simplement. « Gratuitement », sans quête de profit, sans arrière-pensée autre que celle d’être heureux sans payer le gros prix. Sans sacrifier sa dignité ou sa personnalité propre au profit d’une image, d’un miroir aux alouettes populaire.
Autrement dit, la micro-édition pourrait être tout de même aussi salvateur pour la littérature mondiale que le micro-crédit pourrait l’être pour le futur de l’économie globale de la majorité des habitants de la planète.