Hors champ

Borges en TGV

Je continue sur ma lancée de la semaine dernière et, à la faveur de l'angle mort estival, tente de vous fourguer discrètement une seconde chronique sur le livre électronique.

Dès la semaine prochaine, je reviens aux sujets inoffensifs. En septembre, juré craché, je jaserai de clôtures à dingo, de festivals littéraires et de pouce opposable.

Postulons donc, chers amis, que le roman passera peu à peu au numérique.

Nous n'y pouvons pas grand-chose. Cette transition sera le fruit non pas d'une nécessité interne, mais plutôt de la pression extérieure – tous les autres objets culturels ayant déjà fait la migration vers le numérique.

Une proportion croissante d'Occidentaux accède à la culture via l'écran – qu'il s'agisse d'écouter la Toccata et fugue en ré mineur de Bach, de visionner le dernier but de Lionel Messi au ralenti ou de lire son chroniqueur préféré.

Or, pour ces gens, le roman sur papier paraîtra de moins en moins commode. De moins en moins accessible.

Je ne veux pas discuter la véracité ou la justesse de cette impression. Je dis simplement: ces gens créeront le marché, et le paradigme culturel suivra. Ça ne s'est pas produit autrement avec Gutenberg et Marconi.

Seulement voilà, il y a un hic.

Lorsqu'on porte la narration écrite sur la même plateforme que la musique et la vidéo, elle paraît par comparaison un brin statique – du moins s'agit-il de l'opinion d'un certain nombre de personnes. Aussi insiste-t-on beaucoup, dans certains milieux, sur l'importance de ne pas simplement numériser le roman, mais de le dynamiser.

D'en faire un livre augmenté, bionique.

Sans être spécialiste de la question, je ne me rappelle pas que les autres objets culturels aient subi de telles pressions.

En musique, le format canonique de l'album est tombé en désuétude, et la distribution en ligne a permis l'émergence de genres marginaux, mais le matériau musical en tant que tel n'a pas été repensé.

Même chose en ce qui concerne les films. On a poivré les DVD avec des sous-titres et des pistes sonores, mais ça n'a pas affecté la nature même du film.

Le livre seul semble faire l'objet d'une telle insistance.

Entendons-nous, je suis favorable à l'idée d'augmenter le livre – y compris le roman. Je crains seulement que l'on opère ces augmentations au détriment de ce qui fait la nature même de la littérature: le texte.

Lorsqu'on propose de bonifier le roman avec des effets sonores, de la vidéo, des animations en Flash, des capsules documentaires, je ne peux m'empêcher de penser au cheval de Troie. Tous ces ajouts ne suggèrent-ils pas subtilement qu'au fond, le texte est un peu insuffisant?

Cette idée prévaut depuis des années, notez bien. C'est la même idée qui veut que le succès d'un roman soit incomplet tant qu'on n'en a pas tiré un film.

Pourtant, croyez-moi, le texte se prête mieux que n'importe quel médium aux nouvelles technologies. D'ailleurs, on a vu des expérimentations textuelles sur le Web bien avant les expérimentations audiovisuelles.

Dans une vie antérieure, j'ai conçu des bases de données et des sites Web dynamiques. Il m'en reste des fantasmes tenaces de récits à géométrie variable. Avec les plateformes qui apparaissent en ce moment, on pourrait concevoir des bouquins en forme de méduses, truffés de paragraphes cachés, de phrases qui se déplacent, de passages qui fluctuent au gré des relectures.

Imaginez des chapitres qui apparaîtraient exclusivement entre minuit et quatre heures du matin! Le livre se transformerait en événement semi-collectif: les lecteurs se lèveraient en pleine nuit, les yeux collés, afin de découvrir ces portions de récit intermittentes.

Le livre pourrait même changer de forme selon son lecteur. Pensez au Dictionnaire Khazar, de Milorad Pavic, qui se déclinait en deux versions: féminine et masculine. La malléabilité du texte numérique permettrait d'imaginer des versions bien plus nombreuses encore.

Je vous demande pardon? Ça ne ressemble plus vraiment à un livre?

Alors tant pis. Moi, c'est le texte qui m'intéresse – et si l'avenir du livre repose sur la quincaillerie audiovisuelle, alors je débarque à la prochaine station.

Si jamais on me cherche, je serai dans le TGV du texte. Et pas en mauvaise compagnie, du reste: Perec, Borges et Calvino seront en première classe, occupés à bricoler des récits impossibles sur de vieux ordinateurs portables.